jeudi 17 décembre 2015

Guerres de l'opium? Quelles guerres de l'opium?



Nos livres d’histoire, soucieux de préserver à l’histoire coloniale ses aspects positifs, n’en parlent qu’à mots couverts. C’est un tort : comment comprendre notre interlocuteur d’aujourd’hui si l’on ignore complètement les vicissitudes de nos relations d’hier ? Il y a peut-être ici une des sources du malentendu qu’entretient la presse libre au sujet de l’empire du Milieu.

Je ne suis pas plus adepte de l’autoflagellation qu’un autre, mais l’Histoire n’est pas une fable éducative que le narrateur adapte à son bon plaisir. C'est une réalité qu’il faut regarder en face. Notre pays si friand de lois mémorielles, qui appelle sans cesse de nouveaux pays étrangers à dénoncer leurs errements passés, refoule ici un passé auquel il a participé. Allons, courage : que pèse une petite séance d’autoflagellation de rien du tout face à la jouissance du savoir et au triomphe de la vérité ?



Autour de 1800, les marchands britanniques avaient établi un juteux commerce du thé chinois vers la métropole. Hélas ! Les habitants de la perfide Albion ont tellement pris goût aux vertus de ce breuvage que la balance commerciale se mit à accuser un déficit dramatique. Inacceptable, même, pour les maîtres du monde d’alors (qui payaient en taels d’argent, et non en assignats). Qu’à cela ne tienne, on décida de riposter en refilant aux Chinois l’opium qui poussait au Bengale. L’opium a ceci de supérieur au thé qu’il rend ses adeptes absolument dépendants ; le trafic se développa si vite et eut tant de succès que, vers 1830, la balance commerciale de la Grande-Bretagne était redevenue positive, la Chine était remplie de drogués complètement avachis qui vendaient père et mère pour payer l’opium, à tel point que l’empereur s’en émut, édicta une interdiction du commerce de l’opium et révoqua les droits de la puissante East India Company (1834).

Ceci ne faisait pas l’affaire de nos amis d’outre-Manche. Après des négociations aussi véhémentes qu’infructueuses, il fut décidé en 1839 de faire parler la poudre. La marine britannique stationnée en Inde arriva près des principaux ports chinois qu’elle commença à pilonner. Après trois ans d’opérations militaires asymétriques (la supériorité militaire européenne était écrasante), l’empereur chinois fut contraint de s’asseoir à la table des négociations, et de signer le traité de Nankin (qu’on appelle le premier des « traités inégaux », c’est-à-dire signés sous la contrainte) qui stipulait que les Britanniques pourraient désormais vendre tout l’opium qu’ils souhaitaient dans quatre ports ouverts à leur commerce, que la Chine devrait leur payer une indemnité, leur céder l’île alors inhabitée de Hong Kong, et donnait en outre aux Britanniques des privilèges d’extraterritorialité (des terrains britanniques sur le territoire chinois) dans plusieurs grandes villes chinoises.


Ce triomphe de la civilisation sonne l’hallali : la Chine est déclarée nouveau terrain de chasse ouvert à la colonisation. Flairant l’aubaine, et surpris par la faiblesse de la riposte chinoise, les Etats-Unis et la France s’empressent de signer des traités similaires en 1844. La France prend soin d’ajouter une clause permettant aux missionnaires de venir prêcher librement la bonne parole. La colonisation des esprits facilite grandement celle des ressources naturelles.

Le père Huc, missionnaire en Chine, décrit ainsi les ravages de l’opium dans la population :

« Tout le monde connaît la malheureuse passion des Chinois pour l’opium, et la guerre que cette fatale drogue occasionna, en 1840, entre la Chine et l’Angleterre. Son importation dans le Céleste Empire ne date pas de longtemps ; mais il n’est pas au monde de commerce dont les progrès aient été si rapides. Deux agents de la compagnie des Indes furent les premiers qui eurent, vers le commencement du XVIIIe siècle, la déplorable pensée de faire passer en Chine l’opium du Bengale. C’est au colonel Watson et au vice-président Wheeler que les Chinois sont redevables de ce nouveau système d’empoisonnement. (…) ces cargaisons renfermées dans leurs superbes clippers vont être la ruine et la désolation d’un grand nombre de familles...

A part quelques rares fumeurs qui (…) peuvent se contenir dans les bornes d’une prudente modération, tous les autres vont rapidement à la mort, après avoir passé successivement par la paresse, la débauche, la misère, la ruine de leurs forces physiques et la dépravation complète de leurs facultés intellectuelles et morales. Rien ne peut distraire de sa passion un fumeur déjà avancé dans sa mauvaise habitude. Incapable de la plus petite affaire, insensible à tous les événements, la misère la plus hideuse et l’aspect d’une famille plongée dans le désespoir ne sauraient le toucher. »

Mêmes causes, mêmes effets : les autorités chinoises essaient à nouveau de combattre les ravages de l’opium en interdisant le commerce, les Britanniques (cette fois aidés des Français qui prennent eux aussi part au trafic) ripostent en bombardant les villes côtières. C’est la seconde guerre de l’opium, qui démarre en 1856, semble se terminer avec le Traité de Tianjin (1858), mais finalement les alliés décident qu’il sera plus pédagogique d’aller secouer un peu l’empereur en sa capitale. En 1860 les forces anglo-françaises dévastent Pékin, mettent en fuite l’empereur et sa cour, et mettent à sac, puis incendient le Palais d’été. Dans une lettre célèbre, Victor Hugo condamnait ce peu glorieux fait d’armes : « Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié (…) Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France, l’autre s’appellera l’Angleterre. » Cette lettre et la traduction en chinois sont exposées, avec un buste du poète, dans les ruines du Palais d’été, façon de faire comprendre aux visiteurs chinois que du moins ces bandits n’étaient pas soutenus par une opinion publique unanime.



La dynastie Qing, originaire de Mandchourie, en place depuis 1644, vit ses dernières années : toutes sortes de mouvements révolutionnaires secouent le trône de ces incapables qui n’ont pas su protéger le pays. On parle maintenant de l’ « Alliance des huit nations » : à la Grande Bretagne, la France et les USA, viennent désormais s’ajouter l’Allemagne, le Japon, la Russie, l’Italie et l’Autriche-Hongrie. Curieux paradoxe historique : ces nations ennemies qui se font des guerres sporadiques et une concurrence féroce pour le partage de l’Afrique, s’entendent comme larrons en foire pour asservir et dépecer la Chine.
 
Des révoltes éclatent de ci de là contre les « diables d’étrangers », qui sont à chaque fois écrasées dans le sang. La plus emblématique est celle dite des Boxers [sobriquet inventé par les Occidentaux pour se moquer du slogan du mouvement, « les poings de la justice » 和拳] : de 1899 à 1901, un groupe de révolutionnaires opposés aussi bien à l’impératrice Cixi qu’à l’impérialisme étranger, sème la terreur et finit par faire le siège des « légations », c’est-à-dire de ces zones de non-droit (enfin de droit étranger) instaurées par le G8 d’alors. On parle des 55 jours de Pékin, c’est-à-dire le temps qu’il a fallu aux armées dépêchées par les puissances occupantes pour briser le siège. Une fois sur place, les soldats étrangers se livrent à des exactions dans la population, surtout l’expédition punitive commanditée par le Kaiser Wilhelm II qui parcourt les environs de Pékin, tuant, incendiant et violant sans distinction dans l’espoir de créer une terreur telle que « dans les mille ans à venir pas un Chinois n’ose seulement lever la main sur un Allemand » (« Pas de quartier ! Pas de prisonniers ! » instructions du Kaiser aux troupes en partance pour l’extrême Orient).

Et cet état de fait perdure jusqu'à la seconde guerre mondiale. L'histoire de Tintin et le Lotus bleu se place dans les années 1930: concessions internationales, insurrection, occupation japonaise.

1840-1940 : un siècle d’humiliations que l’Occident a opportunément oubliées mais dont la Chine se souvient.

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