Nos
livres d’histoire, soucieux de préserver à l’histoire coloniale ses aspects
positifs, n’en parlent qu’à mots couverts. C’est un tort : comment comprendre
notre interlocuteur d’aujourd’hui si l’on ignore complètement les vicissitudes
de nos relations d’hier ? Il y a peut-être ici une des sources du malentendu
qu’entretient la presse libre au sujet de l’empire du Milieu.
Je
ne suis pas plus adepte de l’autoflagellation qu’un autre, mais l’Histoire
n’est pas une fable éducative que le narrateur adapte à son bon plaisir. C'est une réalité qu’il faut regarder en face. Notre pays si friand
de lois mémorielles, qui appelle sans cesse de nouveaux pays étrangers à
dénoncer leurs errements passés, refoule ici un passé auquel il a participé.
Allons, courage : que pèse une petite séance d’autoflagellation de rien du
tout face à la jouissance du savoir et au triomphe de la vérité ?
Autour
de 1800, les marchands britanniques avaient établi un juteux commerce du thé
chinois vers la métropole. Hélas ! Les habitants de la perfide Albion ont
tellement pris goût aux vertus de ce breuvage que la balance commerciale se mit
à accuser un déficit dramatique. Inacceptable, même, pour les maîtres du monde
d’alors (qui payaient en taels d’argent, et non en assignats). Qu’à cela
ne tienne, on décida de riposter en refilant aux Chinois l’opium qui poussait
au Bengale. L’opium a ceci de supérieur au thé qu’il rend ses adeptes
absolument dépendants ; le trafic se développa si vite et eut tant de succès
que, vers 1830, la balance commerciale de la Grande-Bretagne était redevenue
positive, la Chine était remplie de drogués complètement avachis qui vendaient
père et mère pour payer l’opium, à tel point que l’empereur s’en émut, édicta
une interdiction du commerce de l’opium et révoqua les droits de la puissante
East India Company (1834).
Ceci
ne faisait pas l’affaire de nos amis d’outre-Manche. Après des négociations
aussi véhémentes qu’infructueuses, il fut décidé en 1839 de faire parler la
poudre. La marine britannique stationnée en Inde arriva près des principaux
ports chinois qu’elle commença à pilonner. Après trois ans d’opérations
militaires asymétriques (la supériorité militaire européenne était écrasante),
l’empereur chinois fut contraint de s’asseoir à la table des négociations, et
de signer le traité de Nankin (qu’on appelle le premier des « traités inégaux
», c’est-à-dire signés sous la contrainte) qui stipulait que les Britanniques
pourraient désormais vendre tout l’opium qu’ils souhaitaient dans quatre ports
ouverts à leur commerce, que la Chine devrait leur payer une indemnité, leur
céder l’île alors inhabitée de Hong Kong, et donnait en outre aux Britanniques
des privilèges d’extraterritorialité (des terrains britanniques sur le
territoire chinois) dans plusieurs grandes villes chinoises.
Ce
triomphe de la civilisation sonne l’hallali : la Chine est déclarée nouveau
terrain de chasse ouvert à la colonisation. Flairant l’aubaine, et surpris par
la faiblesse de la riposte chinoise, les Etats-Unis et la France s’empressent
de signer des traités similaires en 1844. La France prend soin d’ajouter une
clause permettant aux missionnaires de venir prêcher librement la bonne parole.
La colonisation des esprits facilite grandement celle des ressources
naturelles.
Le
père Huc, missionnaire en Chine, décrit ainsi les ravages de l’opium dans la
population :
« Tout
le monde connaît la malheureuse passion des Chinois pour l’opium, et la guerre
que cette fatale drogue occasionna, en 1840, entre la Chine et l’Angleterre.
Son importation dans le Céleste Empire ne date pas de longtemps ; mais il n’est
pas au monde de commerce dont les progrès aient été si rapides. Deux agents de
la compagnie des Indes furent les premiers qui eurent, vers le commencement du
XVIIIe siècle, la déplorable pensée de faire passer en Chine l’opium du
Bengale. C’est au colonel Watson et au vice-président Wheeler que les Chinois
sont redevables de ce nouveau système d’empoisonnement. (…) ces cargaisons renfermées dans leurs superbes
clippers vont être la ruine et la désolation d’un grand nombre de familles...
A part quelques
rares fumeurs qui (…) peuvent se contenir dans les bornes d’une prudente
modération, tous les autres vont rapidement à la mort, après avoir passé
successivement par la paresse, la débauche, la misère, la ruine de leurs forces
physiques et la dépravation complète de leurs facultés intellectuelles et
morales. Rien ne peut distraire de sa passion un fumeur déjà avancé dans sa
mauvaise habitude. Incapable de la plus petite affaire, insensible à tous les
événements, la misère la plus hideuse et l’aspect d’une famille plongée dans le
désespoir ne sauraient le toucher. »
Mêmes
causes, mêmes effets : les autorités chinoises essaient à nouveau de combattre
les ravages de l’opium en interdisant le commerce, les Britanniques (cette fois
aidés des Français qui prennent eux aussi part au trafic) ripostent en
bombardant les villes côtières. C’est la seconde guerre de l’opium, qui démarre
en 1856, semble se terminer avec le Traité de Tianjin (1858), mais finalement
les alliés décident qu’il sera plus pédagogique d’aller secouer un peu
l’empereur en sa capitale. En 1860 les forces anglo-françaises dévastent Pékin,
mettent en fuite l’empereur et sa cour, et mettent à sac, puis incendient le
Palais d’été. Dans une lettre célèbre, Victor Hugo condamnait ce peu glorieux
fait d’armes : « Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais
d’été. L’un a pillé, l’autre a incendié (…) Voilà ce que la civilisation a fait
à la barbarie. Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France,
l’autre s’appellera l’Angleterre. » Cette lettre et la traduction en
chinois sont exposées, avec un buste du poète, dans les ruines du Palais d’été,
façon de faire comprendre aux visiteurs chinois que du moins ces bandits
n’étaient pas soutenus par une opinion publique unanime.
La
dynastie Qing, originaire de Mandchourie, en place depuis 1644, vit ses
dernières années : toutes sortes de mouvements révolutionnaires secouent le
trône de ces incapables qui n’ont pas su protéger le pays. On parle maintenant
de l’ « Alliance des huit nations » : à la Grande Bretagne, la France
et les USA, viennent désormais s’ajouter l’Allemagne, le Japon, la Russie,
l’Italie et l’Autriche-Hongrie. Curieux paradoxe historique : ces nations
ennemies qui se font des guerres sporadiques et une concurrence féroce pour le
partage de l’Afrique, s’entendent comme larrons en foire pour asservir et
dépecer la Chine.
Des
révoltes éclatent de ci de là contre les « diables d’étrangers », qui sont à
chaque fois écrasées dans le sang. La plus emblématique est celle dite des
Boxers [sobriquet inventé par les Occidentaux pour se moquer du slogan du
mouvement, « les poings de la justice » 义和拳] : de 1899 à 1901, un groupe de
révolutionnaires opposés aussi bien à l’impératrice Cixi qu’à l’impérialisme
étranger, sème la terreur et finit par faire le siège des « légations »,
c’est-à-dire de ces zones de non-droit (enfin de droit étranger) instaurées par
le G8 d’alors. On parle des 55 jours de Pékin, c’est-à-dire le temps qu’il a
fallu aux armées dépêchées par les puissances occupantes pour briser le siège.
Une fois sur place, les soldats étrangers se livrent à des exactions dans la
population, surtout l’expédition punitive commanditée par le Kaiser Wilhelm II
qui parcourt les environs de Pékin, tuant, incendiant et violant sans
distinction dans l’espoir de créer une terreur telle que « dans les
mille ans à venir pas un Chinois n’ose seulement lever la main sur un
Allemand » (« Pas de quartier ! Pas de prisonniers ! »
instructions du Kaiser aux troupes en partance pour l’extrême Orient).
Et cet état de fait perdure jusqu'à la seconde guerre mondiale. L'histoire de Tintin et le Lotus bleu se place dans les années 1930: concessions internationales, insurrection, occupation japonaise.
Et cet état de fait perdure jusqu'à la seconde guerre mondiale. L'histoire de Tintin et le Lotus bleu se place dans les années 1930: concessions internationales, insurrection, occupation japonaise.
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