L'apprentissage de la langue (chinoise ou
autre) est un processus de longue haleine, semé de ronces et d'épines.
Croyez-en ma longue et piteuse expérience, que je ne souhaite à personne, le
lavage de cerveau linguistique passe obligatoirement par trois interminables
périodes : purgatoire (la période de la privation sensorielle), puis enfer (la
honte permanente), enfin supplice de Tantale (absence d'humour), avant
d'atteindre au nirvana relatif de la langue maîtrisée.
Evidemment, au début c'est la privation
sensorielle. On ne comprend rien à rien, et pas moyen de s'exprimer ! Toutes
les tentatives se soldent par des silences entrecoupés de grognements et d'onomatopées,
parfaitement insupportables. Les quelques mots et expressions connus eux-mêmes
se dissimulent dans le charabia ambiant ; les phrases pourtant apprises par
cœur se dérobent au moment de les utiliser, se cachent dans les replis de la
mémoire, le temps de les extirper il n'est plus temps de les placer. La
conversation est un calvaire ; la vie quotidienne est kafkaïenne. La
compréhension contextuelle ne marche jamais très bien.
Puis, à force de cours et d’exercices
épuisants, on commence à mémoriser quelques expressions courantes :
"je me suis dit", "j'ai trouvé que", "pourquoi ?", "comment ?", "c’est comme ça", etc.
Alors commence l'enfer, c’est-à-dire la
période de la honte permanente. On commence à comprendre et on enchaîne
quelques paroles décousues ; on se sent pousser des ailes, quoique toute
conversation se compose surtout, comme dans la première période, par des
euh-ah-enfin-broff-?… La joie de la communication enfin possible est de courte
durée : on entre sur le terrain miné des fous-rires inextinguibles. Trois mots
sont échangés, et votre interlocuteur s'esclaffe, se frappe les cuisses, se
roule par terre, et à la fin, reprenant son souffle et essuyant ses yeux
humides, vous demande : "Tu sais ce que tu viens de dire?" Avant de
répéter à autant de personnes que possible, en direct ou si nécessaire par
téléphone, de préférence vos amis et connaissances, devant vous qui rougissez
et blêmissez, la monstruosité qui, faute de la prononciation adéquate ou à la
faveur d'une petite erreur de mémoire, vient de s'échapper avec un naturel
fantastique de vos lèvres.
La conversation est une torture, et vous
redoutez par-dessus tout cet humour ravageur dont vous êtes sans cesse le point
focal. Demandez à mon ami Geoff qui en a fait l'amère expérience : l'exposé le
plus détaillé et le plus novateur, enchaînant avec brio les exemples et
l'analyse de synthèse, s'évapore instantanément des esprits de votre auditoire
au moment où paraît le mot : celui, franchement hilarant, que vous avez
un peu estropié pendant l'une de vos démonstrations. "Ah là là, pas mal
cette présentation, je ne sais plus de quoi tu parlais, mais alors là ton
néologisme, ah ah ah, vraiment impayable, je m'en tiens les côtes !"
Bien plus tard (mais alors vraiment bien plus tard : les
années passent, la vie suit son cours, les saisons s’enchaînent, les petits-enfants
naissent puis attrapent Alzheimer puis meurent, les dynasties pétrolières se font puis se
défont, et ensuite seulement), c'est le contraire. Alors qu'on converse
désormais avec un naturel enviable et qu'on parvient, au prix d'une vigilance
de tous les instants, à éviter les zones dangereuses soigneusement
cartographiées des prononciations ambiguës ou des grossièretés les plus
évidentes, l'échange se fait plus fluide et plus confiant.
On prend alors envie de partager ces petites
remarques et jeux de mots qui foisonnent dans notre caboche malmenée. Malheur!
Ça tombe toujours, systématiquement, indéfectiblement, à plat. Vous composez un
petit calembour qui, ma foi, vous enchante. Tout à votre fierté d'explorateur
ouvrant une terre nouvelle, vous le partagez avec votre vis-à-vis. Celui-ci
vous contemple comme si vous débarquiez de la planète Zorg. Répétitions et
exposés laborieux ne font qu'entretenir et amplifier la confusion : ce que vous
avez dit est non seulement absurde et privé de sens, mais constitue le sommet
culminant de la bêtise, le mont Everest de l'idiotie, le pinacle de la
non-drôlitude.
Dans la période de Tantale, et malgré la tentation
permanente qui vous tenaille, la conversation reste plate & ennuyeuse. Pas
d'écart, pas de fantaisie, pas d'humour : la plus petite pointe de créativité,
la moindre entorse au manuel scolaire de la BLCU, et vous avez droit aux yeux
de merlan frit. Barbarisme, carambolage syntaxique. Kézako? Keskidi ? Cékoiça ?
Keskesèkiladi ?
Je vous rassure : tous les expats de tous les pays
ont ce problème. On croit que les indigènes n’ont pas d’humour, mais c’est un
faux diagnostic. Ils ne reconnaissent pas vos paroles pour de l’humour, et s’ils
les trouvent parfois cocasses, ils pensent que c’est involontaire. Vous êtes enchanté de votre niveau en chinois ? Vous restez
un suspect linguistique.
merci ... je me sens moins seule ! :)
RépondreSupprimer