J'étais invité l'autre soir à une soirée
expate. La fine fleur du rayonnement de l'étranger à l'étranger, cadres,
officiers et simples troufions de la guerre économique, les champions de la
création de richesse défiscalisée. Mes collègues, quoi. Etudiants, juristes,
fiscalistes, managers, techniciens, enseignants, diplomates, banquiers… bref.
Comme partout, les expats se classent en deux
catégories : les spécialistes de leur business qui, tout à leur affaire, ne
connaissent rien à leur pays d'accueil et se foutent pas mal de la culture
locale (où ils ne voient que retard de développement et obstacles à franchir,
inadéquations à surmonter) ; et les spécialistes de la Chine (débutants ou
avancés) qui apprennent le mandarin et recherchent le contact avec l'habitant.
Ou alors, pour employer un vocabulaire moderne, ceux qui refusent de
s'intégrer et ceux qui infusent dans l'identité nationale. Les cyniques
et les angéliques. Expatouillards et expatolâtres.
Au buffet, c'est la course aux précieuses
victuailles gratos ; je me retrouve au coude à coude avec James, un Britannique
plus tout jeune qui anime chinarealtime.com,
un blog de news.
'Tiens, alors comme ça vous êtes dans le
China-bashing-business?' que je lui lance, gentille boutade d'entrée en
matière, façon de lui proposer de protester amicalement et de s'amuser avec moi
des ridicules outrances de la presse internationale au sujet de notre pays
d'accueil. Mais il a un sursaut d'enfant pris la main dans le pot de confiture.
"Il faut quand même avouer… me dit-il, comme cherchant par d'amples
mouvements des bras à se draper dans une toge imaginaire, … enfin, quoi, ce ne
sont pas des anges!"
Zut, me dis-je, la situation se complique :
il est effectivement dans le business qui consiste à vendre à la presse
internationale les faits, les photos, les récits, bref la matière première, le
pétrole brut, si vous voulez, qui permettra à celle-ci de fabriquer; par un subtil raffinage sémantique, les
chinoiseries, c'est-à-dire ces prédictions apocalyptiques pour la Chine (surchauffe économique, bulle financière, collapsus imminent de leur économie) et donc rassurantes pour le reste du monde (qui va bientôt se réindustrialiser, inverser les courbes, redresser la tendance, etc). Le carburant actuel de l'info-business. Les
explications rassurantes qui nous permettent, à nous Occidentaux surmenés de
distractions à bord du Titanic financier, de nous calfeutrer dans notre pensée
unique et d'en colmater les brèches les plus béantes. La Chine est notre bouc émissaire (de CO²).
Ce pays est non pas seulement un vaste dépotoir, mais en plus il est le principal responsable de l'effet de serre ET l'épicentre de la crise financière ! La grippe y est aviaire (et donc mortelle), le rire y est jaune (et donc hypocrite), la pollution y est massive, les Cédéroms falsifiés, le yuan sous-évalué, le communisme résilient et le capitalisme frelaté. La 'société harmonieuse' est une gigantesque fumisterie et les Chinois ne vivent que dans l'espoir de noyer dans le sang leurs élites corrompues ! Etc, etc, je ne vous fais pas l'intégrale, vous l'avez chaque matin dans votre gazette préférée.
Ce pays est non pas seulement un vaste dépotoir, mais en plus il est le principal responsable de l'effet de serre ET l'épicentre de la crise financière ! La grippe y est aviaire (et donc mortelle), le rire y est jaune (et donc hypocrite), la pollution y est massive, les Cédéroms falsifiés, le yuan sous-évalué, le communisme résilient et le capitalisme frelaté. La 'société harmonieuse' est une gigantesque fumisterie et les Chinois ne vivent que dans l'espoir de noyer dans le sang leurs élites corrompues ! Etc, etc, je ne vous fais pas l'intégrale, vous l'avez chaque matin dans votre gazette préférée.
"Certes, réponds-je, mais les anges ne
sont pas de ce monde… Ce qui m'étonne depuis longtemps que je lis beaucoup de
presse et de blogs sur internet, c'est à quel point la presse internationale
est infatigable pour détecter les problèmes de la Chine, et je ne nie pas
qu'ils sont nombreux et graves ; en revanche elle semble avoir le plus grand mal à
trouver le moindre aspect positif à ce qui se passe ici. Et
pourtant il y en aurait, des choses à dire, à montrer et à étudier ! Je ne
sais pas moi, l'émancipation des femmes, la criminalité basse, les entreprises qui investissent en Europe, la croissance du
marché intérieur, ou alors cette curieuse capacité à conserver des prix bas
alors que les salaires augmentent (au contraire de chez nous)… Je sais pas moi,
non? Vraiment rien de rien?"
"Oui mais bon, par exemple les
J-O…"
"Les J-O?! Vous voulez parler de cet
événement qui remonte à 2008 où les journaleux les plus aguerris ont fouillé, cherché,
distordu et retourné toute info à la recherche du plus misérable début de
commencement d'un soupçon de raté, et où le plus gros scandale qu'ils ont pu
trouver était que la petite fille chantait en play-back? Vous avez un scoop?"
"Ben oui, quand même, il faut avouer,
hein : c'était quand même totalement dominé par les Hans, non? A part la petite
parade des 56 nationalités pour la galerie, hein, les minorités n'ont pas été
invitées à la fête…"
Et voilà : avec la presse démocratique, le
verre est toujours à moitié vide. Les Hans représentent un peu plus de 95% de
la population, tout est donc forcément "dominé par les Hans", l'argument-massue
qui assomme toute discussion.
Leur économie ne croît pas, elle surchauffe ;
ils ne créent pas des emplois, ils nous prennent les nôtres ; ils ne sont pas
la principale source d'investissement dans les énergies propres, mais le
principal pollueur ; ils ne produisent pas des biens compétitifs mais génèrent
un excédent commercial indécent, etc etc.
Comment se fait-il que non pas certains, mais tous, les journalistes, blogueurs, commentateurs & analystes
soient d'une telle agressive incuriosité envers la Chine? Pourquoi ceux
qui ont fait le déplacement et vivent sur place ne parviennent qu'à répéter les
mêmes lieux communs que leurs collègues restés à la maison?
Ne serait-ce pas tout bêtement une barrière linguistique ?
Les blogs
expatouillards dominent le Ouèbe : voyez Chinatown de Pierre Haski (pauvre
Google qui doit renoncer, la mort dans l'âme, à son plus gros marché) ou Un œil sur la Chine (les moutons crevés de sécheresse, les villes fantômes). Chez tous ces abonnés
au purgatoire, on constate le même syndrome, celui de l'incompréhension
agressive.
Ce qui tenaille l’expat non sinophone, c’est
la privation sensorielle. On ne comprend rien à rien, et pas moyen de
s'exprimer ! Toutes les tentatives se soldent par des silences entrecoupés de
grognements et d'onomatopées, parfaitement insupportables. La conversation est
un calvaire ; la vie quotidienne est kafkaïenne. La compréhension contextuelle
ne marche jamais très bien, et très vite la frustration répétitive vous fait
trouver bien stupides tous ces drôles de personnages qui ne comprennent jamais
rien à rien en dépit de vos efforts surhumains. D'où, chez beaucoup de
personnes, l'émergence d'une réaction d'agressivité, une fois finies les
premières semaines de tourisme. Incapable de lire la presse locale, le plus
facile est de décréter que, composée de propagande toxique hautement enrichie,
elle indispose votre estomac délicat. A défaut d'interroger le quidam, mieux vaut le décréter irrémédiablement endoctriné.
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