mardi 7 janvier 2014

Les expatolâtres se rebiffent !



J'étais invité l'autre soir à une soirée expate. La fine fleur du rayonnement de l'étranger à l'étranger, cadres, officiers et simples troufions de la guerre économique, les champions de la création de richesse défiscalisée. Mes collègues, quoi. Etudiants, juristes, fiscalistes, managers, techniciens, enseignants, diplomates, banquiers… bref.

Comme partout, les expats se classent en deux catégories : les spécialistes de leur business qui, tout à leur affaire, ne connaissent rien à leur pays d'accueil et se foutent pas mal de la culture locale (où ils ne voient que retard de développement et obstacles à franchir, inadéquations à surmonter) ; et les spécialistes de la Chine (débutants ou avancés) qui apprennent le mandarin et recherchent le contact avec l'habitant. Ou alors, pour employer un vocabulaire moderne, ceux qui refusent de s'intégrer et ceux qui infusent dans l'identité nationale. Les cyniques et les angéliques. Expatouillards et expatolâtres.

 

Au buffet, c'est la course aux précieuses victuailles gratos ; je me retrouve au coude à coude avec James, un Britannique plus tout jeune qui anime chinarealtime.com, un blog de news.
'Tiens, alors comme ça vous êtes dans le China-bashing-business?' que je lui lance, gentille boutade d'entrée en matière, façon de lui proposer de protester amicalement et de s'amuser avec moi des ridicules outrances de la presse internationale au sujet de notre pays d'accueil. Mais il a un sursaut d'enfant pris la main dans le pot de confiture. "Il faut quand même avouer… me dit-il, comme cherchant par d'amples mouvements des bras à se draper dans une toge imaginaire, … enfin, quoi, ce ne sont pas des anges!"

Zut, me dis-je, la situation se complique : il est effectivement dans le business qui consiste à vendre à la presse internationale les faits, les photos, les récits, bref la matière première, le pétrole brut, si vous voulez, qui permettra à celle-ci de fabriquer; par un subtil raffinage sémantique, les chinoiseries, c'est-à-dire ces prédictions apocalyptiques pour la Chine (surchauffe économique, bulle financière, collapsus imminent de leur économie) et donc rassurantes pour le reste du monde (qui va bientôt se réindustrialiser, inverser les courbes, redresser la tendance, etc). Le carburant actuel de l'info-business. Les explications rassurantes qui nous permettent, à nous Occidentaux surmenés de distractions à bord du Titanic financier, de nous calfeutrer dans notre pensée unique et d'en colmater les brèches les plus béantes. La Chine est notre bouc émissaire (de CO²).

Ce pays est non pas seulement un vaste dépotoir, mais en plus il est le principal responsable de l'effet de serre ET l'épicentre de la crise financière ! La grippe y est aviaire (et donc mortelle), le rire y est jaune (et donc hypocrite), la pollution y est massive, les Cédéroms falsifiés, le yuan sous-évalué, le communisme résilient et le capitalisme frelaté. La 'société harmonieuse' est une gigantesque fumisterie et les Chinois ne vivent que dans l'espoir de noyer dans le sang leurs élites corrompues ! Etc, etc, je ne vous fais pas l'intégrale, vous l'avez chaque matin dans votre gazette préférée.



"Certes, réponds-je, mais les anges ne sont pas de ce monde… Ce qui m'étonne depuis longtemps que je lis beaucoup de presse et de blogs sur internet, c'est à quel point la presse internationale est infatigable pour détecter les problèmes de la Chine, et je ne nie pas qu'ils sont nombreux et graves ; en revanche elle semble avoir le plus grand mal à trouver le moindre aspect positif à ce qui se passe ici. Et pourtant il y en aurait, des choses à dire, à montrer et à étudier ! Je ne sais pas moi, l'émancipation des femmes, la criminalité basse, les entreprises qui investissent en Europe, la croissance du marché intérieur, ou alors cette curieuse capacité à conserver des prix bas alors que les salaires augmentent (au contraire de chez nous)… Je sais pas moi, non? Vraiment rien de rien?"

"Oui mais bon, par exemple les J-O…"

"Les J-O?! Vous voulez parler de cet événement qui remonte à 2008 où les journaleux les plus aguerris ont fouillé, cherché, distordu et retourné toute info à la recherche du plus misérable début de commencement d'un soupçon de raté, et où le plus gros scandale qu'ils ont pu trouver était que la petite fille chantait en play-back? Vous avez un scoop?"



"Ben oui, quand même, il faut avouer, hein : c'était quand même totalement dominé par les Hans, non? A part la petite parade des 56 nationalités pour la galerie, hein, les minorités n'ont pas été invitées à la fête…"

Et voilà : avec la presse démocratique, le verre est toujours à moitié vide. Les Hans représentent un peu plus de 95% de la population, tout est donc forcément "dominé par les Hans", l'argument-massue qui assomme toute discussion.

Leur économie ne croît pas, elle surchauffe ; ils ne créent pas des emplois, ils nous prennent les nôtres ; ils ne sont pas la principale source d'investissement dans les énergies propres, mais le principal pollueur ; ils ne produisent pas des biens compétitifs mais génèrent un excédent commercial indécent, etc etc. Comment se fait-il que non pas certains, mais tous, les journalistes, blogueurs, commentateurs & analystes soient d'une telle agressive incuriosité envers la Chine? Pourquoi ceux qui ont fait le déplacement et vivent sur place ne parviennent qu'à répéter les mêmes lieux communs que leurs collègues restés à la maison? 

Ne serait-ce pas tout bêtement une barrière linguistique ? 

Les blogs expatouillards dominent le Ouèbe : voyez Chinatown de Pierre Haski (pauvre Google qui doit renoncer, la mort dans l'âme, à son plus gros marché) ou Un œil sur la Chine (les moutons crevés de sécheresse, les villes fantômes). Chez tous ces abonnés au purgatoire, on constate le même syndrome, celui de l'incompréhension agressive.  

Ce qui tenaille l’expat non sinophone, c’est la privation sensorielle. On ne comprend rien à rien, et pas moyen de s'exprimer ! Toutes les tentatives se soldent par des silences entrecoupés de grognements et d'onomatopées, parfaitement insupportables. La conversation est un calvaire ; la vie quotidienne est kafkaïenne. La compréhension contextuelle ne marche jamais très bien, et très vite la frustration répétitive vous fait trouver bien stupides tous ces drôles de personnages qui ne comprennent jamais rien à rien en dépit de vos efforts surhumains. D'où, chez beaucoup de personnes, l'émergence d'une réaction d'agressivité, une fois finies les premières semaines de tourisme. Incapable de lire la presse locale, le plus facile est de décréter que, composée de propagande toxique hautement enrichie, elle indispose votre estomac délicat. A défaut d'interroger le quidam, mieux vaut le décréter irrémédiablement endoctriné.



N'écoutez jamais ce que disent de la Chine ceux qui ne parlent pas (au moins un peu) le chinois (héhé! C’est vraiment machiavélique : d'une petite phrase assassine d'une seule, je viens d'éliminer 99% de mes concurrents sinologues).

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