lundi 6 janvier 2014

Mélodies de Pékin



Pourquoi parle-on autant de la pollution atmosphérique à Pékin ? il y a bien pire : la pollution sonore, par exemple. Pékin est une ville stridente. Pas mélodieuse, pas vibrante, pas bruyante, pas primesautière : stridente.

Ils ont de ces klaxons, bitonaux, qui mêlent le grave & l'aigu, prolongés sur un demi-temps, juste celui qui suffit à vous pétrifier un piéton pour qu'il ne puisse échapper au 38 tonnes qui fonce droit sur lui. Taxis et automobilistes ne sont pas en reste, leurs déplacement s'accompagnent en permanence d'un klaxonnage préventif typique. Les bus brament leur petit couplet «Attention à la sécurité – attention à la sécurité» lorsqu'ils approchent des arrêts. Partout on entend le bruit vrillant des bricoleurs de rue qui percent, scient, usinent, travaillent bois et métaux. La porte des petites échoppes s'encadre de hauts parleurs qui diffusent en boucle de cacophoniques slogans publicitaires ou une musique entêtante qui se répète en permanence du matin au soir, du 1er janvier au 31 décembre. Mc Do diffuse autour de la petite fenêtre des commandes à emporter, une mélodie de noël si forte et si répétitive que les clients en ont les oreilles qui sifflent et la tête qui tourne avant même d'avoir pu se détraquer l'estomac. Les ferrailleurs passent en vélo agitant une ribambelle métallique qui vous casse les oreilles à bout portant ; les récupérateurs d'autres matériaux se contentent d'un long hurlement traînant alors qu'ils voguent le long des rues sur leur triporteur : «yiiiiiiooooôôôôoooyiiiiiiiiieeeeeeeeeee». 

Et encore : dans mon quartier de hutongs autour du Goulot, près de l'hypercentre historique, on peut dire que je fais figure de privilégié. La zone est relativement préservée par rapport à WuDaoKou par exemple, où j'habitais avant.

Le quartier de WuDaoKou était l’un des plus bruyants qu’il me fût donné d’habiter (toutes catégories confondues). N’ayant jamais habité dans une discothèque, ni sur une piste d’aéroport, ni dans une usine de concassage de gravier… Même du haut de mon dixième étage, c’en était comique, la façon dont ce que la ville entière compte d’automobilistes semblait en permanence se donner rendez-vous sous mes fenêtres pour y jouer du klaxon. Ajoutez à cela les diverses boutiques du rez-de-chaussée qui croient attirer le chaland en posant sur le trottoir des enceintes qui braient à la cantonade les derniers tubes à la mode. Saupoudrez (pendant les infinitésimales pauses dites soupirs) les ululements des vendeurs de fruits & légumes, le ronflement du trafic (il y a quand même quatre voies sur la ruelle de Chengfu), les sporadiques éclats de voix… Et puis les trains ! Le passage à niveau ne se contentait pas d’abaisser ses barrières pour faire passer l’express Paris-Pékin de 8h12 : de chaque côté de la voie ce sont des hauts parleurs qui tonitruent dix minutes à l’avance et pendant toute la durée du phénomène, consignes de sécurité, mises en gardes et signaux acoustiques. Bref, une continuelle rave party qui ne se calmait qu’aux petites heures du matin, avant de reprendre à l’heure du coq. 

Les Chinois sont bruyants. Ils aiment le bruit qu'ils font et ne semblent pas remarquer le bruit des autres. Un repas s'accompagne toujours de puissantes exclamations et du vacarme des mastications. La passion toute chinoise du klaxon découle d'une passion plus ancienne mais non moins frénétique pour la sonnerie de vélo. On se signale préventivement à l'attention des autres en drelindrelinant en continu. Même les piétons isolés se signalent en traînant les pieds et en se raclant le fond de la gorge. L'hygiène oto-rhino-laryngophagique a statut de religion ici : il faut les entendre, nos amis les Pékins, quand ils se ramonent la trachée, qu'ils poussent de savants ronflements et raclements qui vont chercher les glaires jusque dans leurs derniers retranchements, ces puissantes vibrations propres à déloger de son antre le mucus le plus visqueux, exposant sans vergogne à la cantonade, par échographie, les profondeurs et le degré d'encombrement de leurs bronches. On est presque soulagé d'entendre le crachat mettre un point final à cette peu ragoûtante gymnastique pratiquée dès l'enfance.

Mais les pires sont ceux qui aiment chanter, ces Castafiore d'opérette qui sévissent un peu partout. Ces pervers dont le sadisme musical est d'autant plus révoltant que leur public n'est pas consentant. A l'instar du public olfactif, et contrairement au lectorat, le public acoustique n'a pas le choix. Il ne peut pas écouter ailleurs. Il ne peut pas ne pas entendre, à moins d'être sourd. D'où l'expression, un peu exagérée : Mieux vaut être sourd que d'entendre ça.

La passion de la chansonnette est la maladie de l'Asie. Non seulement tout le monde ADORE chanter, mais de préférence avec micro et ampli, et faux. Les Asiatiques chantent faux, disons à l'effarante proportion de 90%. Un mystère qui me rendait perplexe depuis longtemps. Allez y comprendre quelque chose, alors que justement ils ont tous de ces mélodieuses langues tonales où il est crucialement important de ne pas s'emmêler les tons? Où une syllabe change radicalement de sens selon qu'elle est prononcée sur une note ou sur une autre?

Je ne tiens le fin mot de l'histoire que depuis quelques jours et cette conversation à bâtons rompus avec une amie chanteuse franco-indienne : d'après cette spécialiste, les Asiatiques chantent AU DESSUS, c'est à dire que leur oreille n'est pas formée à la précision de la musique dodecaphonique occidentale qui saucissonne l'octave en 12 intervalles identiques (les demi-tons). Les mélodies chinoises sont foisonnantes et non régulières, elles modulent au lieu de s'inscrire dans une arithmétique précise. Tout s'explique!

Les Chinois adorent chanter, moins pour la voie express vers la célébrité mondiale que promettent ces lamentables performances (ils ont leur StarAc ici aussi) que pour la jouissance de la domination sonore. D'où l'invention et la généralisation, au Japon, en Corée, en Chine, de l'abominable karaoké (ça s'appelle KTV ici). Evidemment, si on ne vous dit jamais que vous chantez FAUX et que donc vous vous RIDICULISEZ irrémédiablement avec chaque note poussée, et que par conséquent vous devez d'urgence vous TAIRE, chanter devient merveilleux moyen d'exprimer le lyrisme et le romantisme qui bout dans vos artères… D'où le succès colossal des karaokés asiatiques, temples de la débauche gazouillante d'où toute autocensure, toute limitation décibélogrammatique et tout jugement de valeur sont bannis.
Aujourd’hui mon vacarme ambiant est percé de part en part par les glapissements (amplifiés par une enceinte estampilée 6000 W) d’un chanteur pop probablement refusé par StarAc’ et blacklisté dans tous les bars karaOK de la ville. 

Qui n'a pas les moyens d'aller karaoker dans un bar (ils sont tous hors de prix car surbookés) karaoke tout bonnement dans la rue. C'est facile : il amène son haut-parleur de 8000W, s'assied sur un tabouret, se racle la gorge, et c'est parti pour des heures de massacre musical. Les badauds s'attroupent parfois, lancent la piécette (rarement).

La population pékinoise, bon enfant, vaque à ses occupations sans sembler remarquer le terrible niveau de pollution sonore. Employés de bar, vendeurs de supermarché, receveurs de bus, subissent placidement le monotone matraquage acoustique : la tolérance auditive des Pékinois semble sans limites. Pire : les buzz et les parasites, qui polluent et submergent parfois en stridence le bruit déjà insupportable, ne semblent pas déranger l'ordre des choses ni la calme concentration des travailleurs.

Nos frères du bout du monde nous démontrent par l'absurde ce qui nous attend. Ils illustrent à leur corps défendant ce qui se passe lorsque la liberté acoustique est totale, lorsqu'aucune limite n'est posée à l'exubérance commerciale, lorsque la censure qui surveille la teneur du message ignore royalement son intensité.

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