jeudi 13 mars 2014

Sur la route de Shangri-La : la cuisine du Yunnan



Suite des merveilleux voyages de Lee le sinologue aux semelles de vent ! Cette fois ce sont des notes qui datent de l'année dernière : voyage au Yunnan (云南), le Sud-Ouest montagneux & mystérieux, le pays des confins !

Je vous ai souvent parlé du processus, mais jamais du résultat : la cuisine ici, c’est joyeux, c’est bruyant, c’est crasseux, et c’est délicieux. Les cuisines, microscopiques, sombres,
tapissées du sol au plafond d’une croûte de crasse graisseuse, sont des laboratoires où s’effectue une alchimie millénaire. Le cuisinier officie à grands mouvements de wok au-dessus d’une flamme généreuse (d’ailleurs la mimique chinoise pour désigner le métier de cuistot 厨师 c’est une série de moulinets effectués poings serrés et pouces levés).

Clin d’œil à la mondialisation, convergence du doigté des cuisiniers ou plébiscite des papilles gustatives ? Il y a d’abord à Lijiang des spécialités locales qui ressemblent furieusement à ce que l’on connaît ailleurs. Lijiang baba (丽江粑粑) = quiche lorraine, ou presque. Des petits lardons coupés en dés perdus dans une pâte feuilletée, un peu moins mousseuse toutefois que la spécialité lorraine. Patates frites en nid = dranniki ; bon il s’agit ici plus d’un en-cas à emporter que d’un plat servi sur table. Saucisses de pâte frites à l’huile = churros (pas servis avec du chocolat chaud comme dans Guillaume Long à Madrid). 


Heureusement, en matière de gastronomie, il n’y a pas de brevets ni de propriété intellectuelle qui tienne ! Lijiang peut dormir sur ses deux oreilles ; c’est pas demain qu’un consortium d’avocats mandatés par Minsk, Metz et Madrid viendra exiger à Lijiang des trillons d’Euros d’indemnités, de royalties et de pénalités. Vive la liberté ! Créer, répéter, surpasser ! La nourriture pour l’instant est libre de droits.  

En Chine, les plats traditionnels s’accompagnent souvent d’une légende plus ou moins inventive qui explique les circonstances de leur invention. Exemple : les nouilles qui franchissent le pont (过桥米线). Un plat célèbre dans cette région, un must à goûter pour tout voyageur qui s’aventure dans ces contrées, une relative déception garantie pour celui qui, alléché par l’omniprésence des annonces plus prometteuses les unes que les autres sur la devanture des restaurants, épuisé par l’exploration culturelle, décide de s’offrir un peu de répit en dégustant un plat traditionnel. C’est bien présenté : pots de terre cuite au couvercle ajusté, petit filet de vapeur qui dégage une odeur appétissante… En fait il s’agit de la plus banale des soupes de nouilles, qui se décline en plusieurs variations : simple, agrémentée de morceaux de porc ou de poulet, de piments, etc.


Pourquoi/comment les nouilles traversent-elles le pont ? La serveuse interrogée avoue son ignorance (inqualifiable manque de professionnalisme dans le contexte d’un resto touristique ?) ; mais pas mes accompagnateurs, qui le nez plongé comme d’hab’ sur leurs iPhones ont tôt fait d’en extraire un récit circonstancié. Là encore, la fadeur de la légende est à la hauteur de celle du plat. Il y avait à Lijiang, raconte-t-on, un étudiant qui se préparait à passer le fameux examen impérial à Pékin. Hé oui : figurez-vous que dans la méritocratie chinoise d’autrefois, les provinces s’affrontaient dans une compétition permanente. Le but du jeu était de former, puis d’envoyer à Pékin les étudiants les plus brillants, à la cité interdite, pour y passer l’examen impérial. A la clé, des postes de ministres, de conseillers, d’envoyés impériaux etc. Et donc une influence sur les investissements pékinois vers la région d’origine de l’impétrant. Bref, le fameux étudiant bachotait à la chinoise : jour & nuit, ne prenant pas le temps de s’alimenter correctement. Pour éviter les distractions, il s’était même réfugié dans un petit chalet situé sur un îlot de la rivière (lijiang = belle rivière, vous vous souvenez ?). Inquiète pour sa santé, l’épouse de l’étudiant avait à cœur de lui préparer chaque jour une savoureuse et nourrissante soupe, plus un bol de nouilles. Las ! Le temps de traverser le pont qui menait à l’île, la soupe dans le pot de terre cuite était encore trop chaude en arrivant, tandis que les nouilles étaient glacées. D’où la solution, simple & géniale, inventée par l’épouse dévouée : transporter les ingrédients séparément, et plonger les nouilles dans la soupe en arrivant, composant ainsi un plat chaud unique. D’où le nom : « les nouilles qui traversent le pont ». (Une version misogyne de la légende attribue la recette à la maladresse de la brave épouse plutôt qu’à son ingéniosité : c’est en trébuchant en route qu’elle aurait accidentellement mélangé les ingrédients – mais je suis sûr que vous n’accorderez pas plus de crédit que moi à cette hypothèse saugrenue). Second avantage pour l’étudiant : n’ayant plus qu’un plat à absorber au lieu de deux, il gagnait de précieuses minutes pour étudier. Ce que l’histoire ne révèle pas (et pourtant, vous pouvez me croire quand je vous dis que j’ai mené une enquête serrée : ne reculant pas plus devant l’interrogatoire croisé que devant la torture, ni même la désinformation, j’aurai tout essayé), c’est si l’étudiant du Yunnan a finalement été reçu au concours impérial. 

Mon hypothèse est que oui : c’est probablement lui qui, devenu haut fonctionnaire de l’empire, a généralisé la soupe de nouilles à tout le pays, favorisant ainsi le développement de la pme de son épouse… Il n’est pas interdit de voir dans la fameuse enseigne de restauration rapide prisée des étudiants « Les soupes de Madame Wang » que l’on trouve de par le pays, le résultat de cet ancien partenariat public-privé.

1 commentaire:

  1. Ce qui fait la différence entre les milles soupes de nouilles est la pâte ! Vous n'avez pas remarqué que 过桥米线 a une texture particulière ? ^^

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