samedi 19 avril 2014

La Chine des bas-côtés : 3 - la défécation collégiale


Les sinologues parisiens dénoncent à longueur de colonne la Chine à deux vitesses, celle des inégalités, de la corruption et de l’injustice. La misère terrible de ces gens privés de droit de vote. Qu’en est-il réellement ? Lee le sinologue de terrain a enfourché son biclou rouillé pour aller à la rencontre de la Chine d’en bas. Rencontres du bord de la route et portraits de la Chine des bas-côtés.


Certains d’entre vous l’ont remarqué : la culture des toilettes est assez particulière en Chine. Pour les étrangers en visite, c’est souvent l’un des stress majeurs. Les toilettes en Chine ne brillent pas par leur absence ; c’est plutôt leur envahissante ubiquité qui s’impose sans cesse à votre nez, vos oreilles et vos yeux.

A votre nez : non pas qu’elles soient toujours particulièrement dégueulasses (en général les toilettes publiques de rue sont dotées d’équipes de maintenance qui se relaient 24h/24 pour faire respecter l’ordre public). Mais bon, souvent les petites odeurs demeurent. Comme toujours en Chine, vos oreilles sont sollicitées aussi : les toilettes publiques chinoises sont au mieux équipées de petits compartiments ouverts vers le haut et les légendaires raclements de gorge, les crachats, les diarrhées, forment aux heures de pointe une véritable cacophonie, entrecoupées par les interjections des blablateurs au téléphone. Et vos yeux aussi, bien qu’ils essaient d’en voir le moins possible, et de ne pas s’attarder sur les parties intimes parfois involontairement exposées. 

Pour les amateurs de sensations fortes, préférez aux toilettes de rue du centre-ville (susceptibles d’être visitées par des étrangers, donc strictement tenues) celles des marchés ou de la banlieue : la culture chinoise de la défécation collective s’y exprime dans toute sa splendeur.

Mon projet « La Chine des bas-côtés » m’a pour la première fois mis en situation réelle. Jusque-là, croyez-le ou pas, j’étais toujours parvenu à limiter le dépaysement. Toilettes pas trop fréquentées pour une pause-pipi rapide, toilettes avec porte qui ferme pour les affaires plus capitales.

Mais ça, c’était à Pékin : on a le choix tous les 100 mètres entre toilettes « prolétariennes » (écrans séparant les cagoinces mais pas de porte devant) et toilettes « bourgeoises » (à la Turque mais avec porte). Même en cas d’urgence, pour peu qu’on ait pris quelques précautions élémentaires, l’option porte est toujours à portée de main. Mais en province, et encore plus sur les bas-côtés, c’est différent. Les toilettes sont rares et quand il faut y aller, il faut y aller. Savoir apprécier ce que l’on a au lieu de rêver à ce que l’on pourrait avoir…

Cette fois donc j’étais dos au mur : entrant dans un établissement je constate que cinq des six orifices du sol sont en cours d’utilisation, seul le sixième étant libre. Tous sont séparés par des petits paravents mais sans porte. L’usage et les bonnes manières veulent que l’on fasse comme si l’on était seul. Je passe donc rapidement, sans les saluer, devant les personnes présentes et m’accroupis dans mon réduit. 

Finalement, l’épreuve est plus amusante que choquante : l’écran fait son office de masque tout en révélant sans équivoque que la place est prise (personne ne vient secouer la porte derrière laquelle vous êtes dissimulé, au contraire tout le monde vous contourne d’un air entendu). Une fois en place, le mouvement de vos entrailles et les petits bruits éventuels sont masqués par les bruits des autres participants : normalement il y en a au moins un en grande conversation téléphonique avec son patron ou sa petite amie, les autres sont soit en train d’expédier des posts sur Weibo (le Twitter local) en même temps que leurs petites affaires, ou au moins (il faut meubler le temps qui sans cela est perdu) de jouer à des jeux de smartphone. Plus rares sont ceux (de l’ancienne école) qui lisent le journal ou feuillettent une gazette. De temps en temps un raclement de gorge vient rappeler à ceux qui l’ont oublié que l’on est au pays de l’hygiène otorhino-ostentatoire. Dans certains cas plus rares, les voisins de cabine entament une discussion (parfois centrée sur le fonctionnement, excellent ou au contraire déficient, de leurs entrailles, un peu à l’image de nos conversations d’ascenseur à propos de la météo) et/ou se passent une cigarette à griller pendant qu’on a la tête et les mains libres.

On sait depuis Gustave Le Bon que "Dans une foule, tout sentiment et tout acte est contagieux" (Psychologie des foules, 1895) ; je m’habitue à l’indifférente présence, à gauche d’un jeune gars en train de smartphoner, et à droite d’un vieux qui prend et partage un plaisir d’esthète à la préparation d’un crachat d’anthologie, en faisant rouler et se former au fond de sa gorge, s’arrondir et se compacter, par petites touches savamment maîtrisées, un paquet de glaires de plus en plus volumineux. 


La sérénité de mes compagnons sanitaires est communicative, leur calme concentration est rassurante, et finalement je m’aperçois que l'effort ainsi partagé gagne magiquement en efficacité. De même que le bâillement contagieux, l'expulsion réussie de vos compagnons d'aisance stimule votre propre fonctionnement.

Plus intime que le partage d’un repas, plus harmonieuse qu’une conversation à bâtons rompus, plus simple qu’un coup de fil dans la langue de Confucius : la défécation collective, seule, vous permet d’intégrer réellement la grande famille des Chinois.

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