vendredi 9 mai 2014

La Chine des bas-côtés : 6 - la PME du Bouddha-biz





Les sinologues parisiens dénoncent à longueur de colonne la Chine à deux vitesses, celle des inégalités, de la corruption et de l’injustice. La misère terrible de ces gens privés de droit de vote. Qu’en est-il réellement ? Lee le sinologue de terrain a enfourché son biclou rouillé pour aller à la rencontre de la Chine d’en bas. Rencontres du bord de la route et portraits de la Chine des bas-côtés. 


Parti tôt le matin du village de la poussière tournoyante, après une crevaison suivie d’une épuisante marche à pied, ayant rempli mon quota hebdomadaire d’arides zones industrielles et de voies rapides désertiques, avalé plusieurs kilos de poussière, je ne rêvais que de trois choses : prendre un peu de repos, une douche et une bière. Hélas, le prochain patelin est annoncé à 24 km, et en dehors de quelques échangeurs routiers ma foi bien embrouillés, je ne vois rien de très avenant. Je quitte la voie 205 pour aller tenter ma chance dans une sorte de ville-fantôme : le long de la route poudreuse, c’est une enfilade de magasins, de petits ateliers, de réparateurs de poids lourds, de boui-bouis, bref vous voyez le genre. Pas un chat en vue.


Sous le cagnard printanier qui tape déjà dur, je rencontre enfin un petit attroupement : des moines bouddhistes, le crâne rasé et en tenue de travail grise, entourant un tractopelle. Ils sont occupés à planter quelques sapins pour égayer un peu la façade rouge de leur temple. Je leur demande s’ils connaissent un genre de motel dans le coin où je pourrais m’arrêter pour passer la nuit. Ils délibèrent un moment, levant alternativement épaules et sourcils. Soudain l’un deux lance : « Tu n’as qu’à rester ici, pas de problème ». Celui qui semble être le chef opine.


Je nourris depuis toujours une certaine prévention pour les bouddhistes. Avec leurs histoires de karma et de réincarnations, leurs petits airs pacifistes et leur sourire zen, il me semblaient trop polis pour être honnêtes. Aussi bien les moines voyageurs que l’on rencontre sur le bord des routes que les moines sédentaires qui gardent les temples me paraissent toujours curieusement obsédés par l’idée d’élever votre âme en vous libérant de vos possessions matérielles. Mais bon, je n’étais pas tellement en posture de faire la fine bouche. Et puis en fait de possessions matérielles, hormis mon vélo et quelques affaires de toilette… difficile de m’alléger encore plus.




Un moine se met en devoir de pousser mon vélo dans le temple. Une femme habillée en civil m’indique où m’installer. Tout le monde me salue avec un sourire bienveillant. « Repose-toi, me dit-on, tout à l’heure on va manger ». Je m’installe sur le matelas qu’on m’a désigné et je m’endors instantanément, bercé par une sorte de chant répétitif qui sort d’un haut-parleur dans la cour.


Lorsque je me réveille, il commence à faire nuit. Je fais le tour du temple : une entrée de parade, un temple proprement dit avec une statue du bouddha, quelques arbustes, une fontaine avec des poissons rouges, quelques chambres et une cuisine dans un coin, des toilettes plus que rudimentaires à l’autre bout, gardées par un chien féroce qui aboie comme un maboul lorsqu’on essaie d’approcher (il est attaché : je passe devant lui, les genoux à quelques centimètres de ses crocs, lui aboyant et écumant de rage).


Je crains vaguement le moment où un moine va me tomber sur le paletot et me proposer un petit audit spirituel, qu'il me serait malaisé de refuser mais gonflant d'accepter...

Je décide d’aller faire un petit tour dans le patelin, histoire d’acheter quelques fruits et légumes et de compenser dans une certaine mesure la dette karmique que je viens de contracter. Et aussi de boire une bibine : ces végétariens buveurs de thé ne sont certainement pas très portés sur les boissons alcoolisées. Je trouve d’abord un boui-boui halal qui me sert une bière. Le patron, tout content de voir débarquer le premier laowai de l’année, me file aussi une tournée de cacahuètes, histoire d’engager la conversation. « Vous venez de France ? Mais pourquoi dans ce trou perdu ? Ah bon, en vélo ? De Pékin ? Ça alors… ». Il m’indique une échope où je fais l’acquisition d’une pastèque.


 












C’est en faisant provisoirement partie de la famille que j’ai finalement compris comment fonctionne le bouddha-bizness. Il faut considérer ça (ce temple) comme un restaurant ou un magasin, bref une PME familiale. A l’entrée, le menu annonce les tarifs : 50 kuai pour une petite prière, 100 kuai pour des bâtons d’encens, etc etc, et jusqu’à 1000 kuai pour un bon passage au Kärcher de l’âme avec shampooing, séchage et lotion assouplissante. Les gens qui le désirent viennent, choisissent les services spirituels que leur âme demande et leur porte-monnaie supporte, et voilà tout. Le budget du temple est le budget familial : il faut entretenir les bâtiments, repeindre un peu par-ci par-là, et puis payer l’électricité, l’internet (eh oui), et puis bon faire la cuisine, acheter des smartphones de temps en temps. Comme n’importe quelle famille chinoise. J’imagine qu’il y a une sorte de loyer à acquitter à la commune pour l’occupation des lieux.


Je vous parle de la supérette spirituelle. Bien tenue, rentable, jouissant d’une bonne réputation à l’échelle locale. Il existe bien entendu des hypermarchés de l’âme : dans certains temples, des gourous célèbres pour leur magnétisme attirent des croyants venus de tout le pays. Les tarifs y sont bien sûr plus élevés.


Le bouddhisme ne possède pas de hiérarchie très développée sur le modèle du Vatican : il y a les moines traîne-savate qui parcourent les rues à pied et accumulent par cette vie dure et modeste et une méditation permanente un capital spirituel qu’ils pourront à l’occasion mettre au service de l’une ou l’autre boutique qui voudra bien les employer.


Moi, voyageur solitaire à vélo, j’entre finalement assez bien dans cette catégorie ; ce qui explique la facile hospitalité dont j’ai bénéficié. Ils n’ont absolument pas voulu me lâcher avant d’avoir absorbé un copieux petit déjeuner. Lorsque je demande si je peux faire une petite photo souvenir, le lama en chef acquiesce et disparaît immédiatement au petit trot ! Je me demande s’il a compris ma requête ou cru que je voulais photographier le temple… Mais il réapparaît bientôt en grande tenue, flanqué de son petit héritier lui aussi de jaune vêtu, et appelle ses collègues pour prendre les clichés sur mon appareil et sur son iPhone. D’abord ici, puis là, puis devant le portail, voilà encore une, tiens depuis là, l’éclairage est meilleur…


Laowai mettra ses aventures sur Facebook, voire même sur leeleblog, c’est toujours bon à prendre pour la promo du temple !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire