Les sinologues parisiens dénoncent à longueur de colonne la Chine à deux vitesses, celle des inégalités, de la corruption et de l’injustice. La misère terrible de ces gens privés de droit de vote. Qu’en est-il réellement ? Lee le sinologue de terrain a enfourché son biclou rouillé pour aller à la rencontre de la Chine d’en bas. Rencontres du bord de la route et portraits de la Chine des bas-côtés.
Sur cent
cinquante kilomètres on subit de plein fouet le contraste climatique énorme
entre Pékin et Tianjin. Si Pékin est une ville aride et poussiéreuse construite
sur un désert, Tianjin est une ville portuaire construite sur des marécages.
Sortant de
Tianjin je traverse des contrées façonnées par un canal, une rivière, de multiples
lacs et étangs. Des cultures maraîchères, des serres à perte de vue. Des
panneaux indiquent pour dans 50 km une « Réserve naturelle des zones
humides » près d’un patelin appelé « Le lac de 3,5 km » (七里海), dont je décide de faire le but de mon
étape d’aujourd’hui.
Apparemment je ne
suis pas le seul : hérons, aigrettes, sternes arctiques, canards et autres
échassiers patrouillent dans le ciel à la recherche du sanctuaire naturel
promis. Des pêcheurs à la ligne ponctuent le paysage sur les ponts, et au bord
des rivières. L’idylle se ternit un peu avec des croisements autoroutiers en
chantier, des patelins de transit affreusement sales et des décharges sauvages
où fouaillent des chiens errants. Mais bon, le terrain est plat, le vent modéré
souffle dans le sens de ma marche, le revêtement routier généralement bon voire
excellent, la météo est au beau fixe, et quand on est à vélo, faut pas se
leurrer, c’est ça avant tout qui conditionne votre humeur. Le paysage défile,
dégueulasse un moment, puis sympathique, puis surprenant, puis vraiment si
bariolé qu’il invite à la photo.
Je cherche à rejoindre la nationale 205 (la plus recommandée par l’internet chinois pour les cyclistes). Le trafic est toujours aussi dense et varié ; ce sont les camions qui prédominent (la zone portuaire n’est pas très loin), je suis dépassé parfois par des chargements d’acier à peine sortis d’usine qui irradient au passage une chaleur intense, d’autres fois ce sont des camions tellement chargés de briques ou de blocs de béton que leurs essieux sont équipés d’un système de refroidissement qui les arrose d’eau en permanence. Bref.
Quand j’arrive
dans le fameux patelin du « Lac de 3,5 km », c’est un peu la
déception : ce qui s’étale de tout son long des deux côtés de la route, c’est
une enfilade de petites échoppes, de magasins, d’écoles et de supermarchés sans
aucun caractère. Bon, on a dit étape, on fait étape : renseignement pris,
il y a un hôtel qui fait aussi restaurant (mais pas internet) au coin de la
rue. Le patron m’accueille d’autant plus chaleureusement qu’à cette heure de l’après-midi
son établissement est vide. M’installe dans une chambre vide. Héberge mon vélo
dans un local libre. J’observe que les différentes salles à manger (les Chinois
aiment manger bruyamment mais dans des chambres séparées du bruit des autres
convives) sont toutes décorées d’affiches et de pages de journaux datant de l’époque
de Mao. L’époque où il était impossible de jeter un journal ou de l’utiliser
pour empaqueter quelque chose, parce qu’il portait forcément une photo ou une
citation du Grand timonier et que ç’aurait donc constitué un sacrilège.
Comme je suis
seul pour manger, le patron se dévoue pour me faire un peu la conversation. Je
lui montre les panneaux vantant la sagesse de Mao le Grand Chef (毛主席) et l’interroge : c’est juste la déco ou une admiration réelle ? « Les gens de ma génération (il a soixante ans mais son visage lisse
lui fait sembler dix de moins) sont tous
très reconnaissants à Mao pour les progrès réalisés à l’époque. Ceux de la
tienne sont beaucoup plus critiques. Les jeunes ne savent même plus de qui ni
de quoi il s’agit. »
Son résumé de la
situation est que Mao a réalisé trois choses que la Chine ne parvenait pas à
faire depuis deux siècles : réunifier le pays (avant lui tiraillé entre
les rivalités régionales des seigneurs de guerre), lui rendre sa place dans le
monde (reconnaissance par les USA, puis l’ONU), garantir sa souveraineté contre
les ingérences étrangères (par la bombe atomique). Evidemment le coût humain a
été faramineux. Que répondre à ça ? Je suis assez d’accord en fait.
Comme il me fait un peu l'éloge de sa boutique (1000 m², restaurant de fruits de mer et de poissons, hôtel *** aux nouvelles normes chinoises) j'interjette: oui, très bien, OK. Mais vous n'auriez pas pu faire un bizness pareil sous Mao?
Sa réponse me laisse sur le cul: "Non, mais je n'en aurais pas eu besoin. Sous Mao, l'Etat prenait soin des gens, on était pauvres mais égaux. On avait à manger, il n'y avait pas les jalousies et les inégalités qu'on a aujourd'hui... Dans les incertitudes d'aujourd'hui, je suis bien obligé de me bouger pour laisser quelque chose à mon fils et à mon petit fils." Je suis déjà bien moins d'accord, mais (manque de vocabulaire ou manque d'arguments?) je ne trouve une fois de plus rien à rétorquer.
Comme il me fait un peu l'éloge de sa boutique (1000 m², restaurant de fruits de mer et de poissons, hôtel *** aux nouvelles normes chinoises) j'interjette: oui, très bien, OK. Mais vous n'auriez pas pu faire un bizness pareil sous Mao?
Sa réponse me laisse sur le cul: "Non, mais je n'en aurais pas eu besoin. Sous Mao, l'Etat prenait soin des gens, on était pauvres mais égaux. On avait à manger, il n'y avait pas les jalousies et les inégalités qu'on a aujourd'hui... Dans les incertitudes d'aujourd'hui, je suis bien obligé de me bouger pour laisser quelque chose à mon fils et à mon petit fils." Je suis déjà bien moins d'accord, mais (manque de vocabulaire ou manque d'arguments?) je ne trouve une fois de plus rien à rétorquer.
Le matin, je
quitte le sanctuaire de Mao pour longer, sur une dizaine de kilomètres, celui
des oiseaux d’eau.
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