samedi 10 mai 2014

La Chine des bas-côtés : 7 - Le sanctuaire de Mao et celui des oiseaux


Les sinologues parisiens dénoncent à longueur de colonne la Chine à deux vitesses, celle des inégalités, de la corruption et de l’injustice. La misère terrible de ces gens privés de droit de vote. Qu’en est-il réellement ? Lee le sinologue de terrain a enfourché son biclou rouillé pour aller à la rencontre de la Chine d’en bas. Rencontres du bord de la route et portraits de la Chine des bas-côtés.

Sur cent cinquante kilomètres on subit de plein fouet le contraste climatique énorme entre Pékin et Tianjin. Si Pékin est une ville aride et poussiéreuse construite sur un désert, Tianjin est une ville portuaire construite sur des marécages.




Sortant de Tianjin je traverse des contrées façonnées par un canal, une rivière, de multiples lacs et étangs. Des cultures maraîchères, des serres à perte de vue. Des panneaux indiquent pour dans 50 km une « Réserve naturelle des zones humides » près d’un patelin appelé « Le lac de 3,5 km » (七里海), dont je décide de faire le but de mon étape d’aujourd’hui.


Apparemment je ne suis pas le seul : hérons, aigrettes, sternes arctiques, canards et autres échassiers patrouillent dans le ciel à la recherche du sanctuaire naturel promis. Des pêcheurs à la ligne ponctuent le paysage sur les ponts, et au bord des rivières. L’idylle se ternit un peu avec des croisements autoroutiers en chantier, des patelins de transit affreusement sales et des décharges sauvages où fouaillent des chiens errants. Mais bon, le terrain est plat, le vent modéré souffle dans le sens de ma marche, le revêtement routier généralement bon voire excellent, la météo est au beau fixe, et quand on est à vélo, faut pas se leurrer, c’est ça avant tout qui conditionne votre humeur. Le paysage défile, dégueulasse un moment, puis sympathique, puis surprenant, puis vraiment si bariolé qu’il invite à la photo.

 
Je cherche à rejoindre la nationale 205 (la plus recommandée par l’internet chinois pour les cyclistes). Le trafic est toujours aussi dense et varié ; ce sont les camions qui prédominent (la zone portuaire n’est pas très loin), je suis dépassé parfois par des chargements d’acier à peine sortis d’usine qui irradient au passage une chaleur intense, d’autres fois ce sont des camions tellement chargés de briques ou de blocs de béton que leurs essieux sont équipés d’un système de refroidissement qui les arrose d’eau en permanence. Bref.





Quand j’arrive dans le fameux patelin du « Lac de 3,5 km », c’est un peu la déception : ce qui s’étale de tout son long des deux côtés de la route, c’est une enfilade de petites échoppes, de magasins, d’écoles et de supermarchés sans aucun caractère. Bon, on a dit étape, on fait étape : renseignement pris, il y a un hôtel qui fait aussi restaurant (mais pas internet) au coin de la rue. Le patron m’accueille d’autant plus chaleureusement qu’à cette heure de l’après-midi son établissement est vide. M’installe dans une chambre vide. Héberge mon vélo dans un local libre. J’observe que les différentes salles à manger (les Chinois aiment manger bruyamment mais dans des chambres séparées du bruit des autres convives) sont toutes décorées d’affiches et de pages de journaux datant de l’époque de Mao. L’époque où il était impossible de jeter un journal ou de l’utiliser pour empaqueter quelque chose, parce qu’il portait forcément une photo ou une citation du Grand timonier et que ç’aurait donc constitué un sacrilège.




Comme je suis seul pour manger, le patron se dévoue pour me faire un peu la conversation. Je lui montre les panneaux vantant la sagesse de Mao le Grand Chef (毛主席) et l’interroge : c’est juste la déco ou une admiration réelle ? « Les gens de ma génération (il a soixante ans mais son visage lisse lui fait sembler dix de moins) sont tous très reconnaissants à Mao pour les progrès réalisés à l’époque. Ceux de la tienne sont beaucoup plus critiques. Les jeunes ne savent même plus de qui ni de quoi il s’agit. »

Son résumé de la situation est que Mao a réalisé trois choses que la Chine ne parvenait pas à faire depuis deux siècles : réunifier le pays (avant lui tiraillé entre les rivalités régionales des seigneurs de guerre), lui rendre sa place dans le monde (reconnaissance par les USA, puis l’ONU), garantir sa souveraineté contre les ingérences étrangères (par la bombe atomique). Evidemment le coût humain a été faramineux. Que répondre à ça ? Je suis assez d’accord en fait.

Comme il me fait un peu l'éloge de sa boutique (1000 m², restaurant de fruits de mer et de poissons, hôtel *** aux nouvelles normes chinoises) j'interjette: oui, très bien, OK. Mais vous n'auriez pas pu faire un bizness pareil sous Mao? 


Sa réponse me laisse sur le cul: "Non, mais je n'en aurais pas eu besoin. Sous Mao, l'Etat prenait soin des gens, on était pauvres mais égaux. On avait à manger, il n'y avait pas les jalousies et les inégalités qu'on a aujourd'hui... Dans les incertitudes d'aujourd'hui, je suis bien obligé de me bouger pour laisser quelque chose à mon fils et à mon petit fils." Je suis déjà bien moins d'accord, mais (manque de vocabulaire ou manque d'arguments?) je ne trouve une fois de plus rien à rétorquer.


Le matin, je quitte le sanctuaire de Mao pour longer, sur une dizaine de kilomètres, celui des oiseaux d’eau.

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