lundi 2 juin 2014

Tiananmen : 25 ans déjà !



Tous les ans autour de cette période la presse libre célèbre le « massacre de Tian An Men ». C’est un grand défoulement collectif : on voit cent articles fleurir, dix mille anathèmes volent et emplissent l’air, des millions de commentaires plus acerbes les uns que les autres sont lâchés dans la blogosphère ! Les justiciers du monde entier affûtent leurs diatribes et lancent sur la Toile leur version (non officielle, donc garantie 100% véridique) des faits. On a droit aux estimations les plus grotesques en termes de morts et de blessés, aux parallèles historiques les plus hasardeux et aux slogans simplificateurs.

La réponse des autorités chinoises est tout aussi pavlovienne : comme si le destin du pays en dépendait, Pékin s’efforce de faire comme si de rien n’était, alors que contrôles renforcés sur internet, interdiction de tout mouvement sur la place centrale, arrestations et intimidations préventives des fauteurs de trouble potentiels se multiplient.

C’est curieux ! Le 4 juin est la seule date historique qui cristallise ainsi mondialement les passions. A croire que ç’a été la seule répression de l’histoire, ou du moins la plus terrible. 

Honneur à la Chine ! On ne commémore pas les 26 janvier (1993, émeutes des musulmans de Bombay, 850 morts), ni les 20 mars (2003 – invasion de l’Irak prélude à une guerre civile), ni les 29 mars (1947 – répression dans la colonie française de Madagascar, 11 000 à 100 000 morts), ni les 12-14 mai (1998, à Jakarta, environ 1000 morts), encore moins les 15 mai (1980, Séoul – 200 morts), pas plus que les 30 août (1999 – massacre d’au moins 1400 civils en Indonésie à la suite du référendum sur l’indépendance du Timor-oriental), les 13 septembre (fin de la première intifada, plus de 2000 morts, il est vrai sur plusieurs années), les 10 octobre (1988 – violente répression de manifestations à  Alger, 600 morts), ni les 17 octobre (1961 – répression de la manif des Algériens à Paris, avec une centaine de tués). On pourrait facilement trouver, pour chaque jour du calendrier, une manifestation pacifique réprimée dans le sang.

Qu’est-ce qui fait de Tian An Men un cas spécial ?

Ce n’est pas le nombre des victimes. Les estimations vont de 202 (nombre de personnes identifiées par le collectif des mères des manifestants) à 1000 (chiffre le plus souvent avancé par la presse occidentale), avec de nombreuses ONG et autres parties prenantes qui font état de 500 ou 800 tués. Laissons de côté les chiffres fantaisistes qui sont parfois lancés, 3000, 5000, 6000 qui semblent clairement délirants pour un événement qui se limite à un seul quartier et une seule nuit. Mille victimes ? La Chine avait fait bien pire peu de temps avant, sans beaucoup émouvoir l'opinion mondiale.
Ce n’est pas non plus parce que la répression s’abat sur des manifestants pacifiques. Alain Peyrefitte s’interroge dans son livre très détaillé (La tragédie chinoise, 1990) : autour de cette date, l’Indonésie et l’Algérie ont été le théâtre de tragédies similaires qui n’ont pourtant eu droit qu’à un entrefilet dans la presse mondiale. Inde, Indonésie, Algérie, Corée du Sud, Irak… le reste du monde a fait bien pire depuis. 

Peyrefitte a interrogé 200 personnes, pour moitié des Chinois et pour moitié des étrangers présents à Pékin pendant cette folle période où l’idéalisme des étudiants pékinois, encouragé par le déferlement médiatique, s’est heurté de front au conservatisme des dirigeants chinois. Pour comprendre, il faut lire ce livre qui apporte à chaud des éléments de réponse aux deux questions fondamentales : pourquoi tant de violence ? pourquoi un tel psychodrame occidental ?

Je résume ses conclusions : la violence s’est déclenchée suite à des enchaînements un peu fortuits dus principalement à l’inexpérience des parties en présence. Après sept semaines d’occupation de la place, la visite imminente de Gorbatchev à Pékin a contraint les autorités chinoises à agir. Les chefs étudiants, invités à la discussion par le premier ministre, se sont senti pousser des ailes et ont rétorqué « Nous sommes le peuple et c’est nous qui vous convoquons ». Ensuite des provocations de la part d’élements perturbateurs ont fait une cinquantaine de victimes parmi les policiers et les militaires. L’inexpérience des policiers pour canaliser les mouvements de foule ont provoqué des paniques et des culs de sac au moment où l’armée avançait pour libérer la place. Bref, chaos et inexpérience plus que volonté délibérée de massacrer. D’ailleurs « l’homme aux chars », image-choc brandie par la presse occidentale, prouve bien que l’ordre était au départ d’éviter toute effusion de sang. Sinon on comprend mal pourquoi la colonne de tanks est restée bloquée pendant des heures par un gars tout seul.  


Le psychodrame occidental est plus difficile  à expliquer. Peyrefitte parle de la couverture sensationnaliste de CNN, de l’identification des Occidentaux avec ces étudiants chinois qui parlaient de démocratie et avaient édifié une « statue de la liberté » sur la place, et au final d’une projection, sur un événement qui n’avait pas grand-chose à voir, des fantasmes occidentaux de l’époque. 1989 est l’année où l’Occident triomphe du communisme qui craque de partout, où les vainqueurs de la Guerre froide célèbrent « la fin de l’histoire », et dans ce contexte la Chine représente bien sûr avec la Russie le trophée le plus prestigieux. D’où frustration et incrédulité du monde libre de voir s’échapper au dernier moment le prix convoité. D’où déchaînement de la presse démocratique contre ces irréductibles communistes.
  

Il faut ajouter (maintenant qu’on a le recul nécessaire) que les forces qui déferlaient alors sur les pays communistes cachaient, sous des slogans démocratiques parfois assez creux, un traitement de cheval occidental (privatisation, hyperinflation, chômage). Les communistes ont, au prix d’une répression certes violente, gardé le pouvoir en Chine. Dans une certaine mesure, ils ont épargné au pays la thérapie de choc dont la Russie commence seulement à se relever.




Tiananmen, c’est cela en fait : le triomphe universel du modèle occidental gâché par le PCC. Ce que l’on célèbre à l’Ouest, sans se l’avouer, c’est l’espoir d’une revanche.

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