lundi 30 mars 2015

Soft power à la chinoise


(reproduction d'un article à paraître dans La Chine au Présent de mai 2015)

La Chine sera-t-elle ou non la puissance dominante du XXIè siècle ? 

Certains croient l’affaire entendue. En réalité, deux écoles de pensée s’affrontent très sérieusement aux USA et ailleurs. Il y a ceux qui disent que la Chine qui vient de dépasser les USA en PIB à parité de pouvoir d’achat va les dépasser en PIB brut vers 2030 et que donc, avec son armée modernisée, membre du club nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine va sans aucun doute disputer aux USA le leadership mondial, comme l’URSS à l’époque. Et il y a ceux qui disent que certes, tout cela est très probable, mais que justement l’URSS n’a jamais été réellement en position de dominer le monde.
La superpuissance n’est pas seulement une affaire de force armée et de poids économique. Le troisième élément indispensable est la force de frappe idéologique. La capacité de formuler et d’imposer au reste du monde sa propre idéologie, de lui faire accepter comme siens ses objectifs.

Joseph Nye, professeur et doyen à Harvard, a le premier formulé dans un article[1], puis développé dans un livre paru en 1990, le concept de soft power, que je traduis en français par puissance fiduciaire. Le pouvoir qu’a un pays de séduire l’opinion mondiale pour faire plier les dirigeants des pays et les obliger à agir en fonction de ses intérêts. En principe sans recours à la violence (d’où l’adjectif soft)… cependant l’existence d’une force (militaire, économique) et la menace de mesures de coercition, ouvertes ou au contraire secrètes (embargo, invasion, financement de mouvements séparatistes, soutien logistique à des groupes rebelles, etc), ajoutent évidemment du poids aux arguments.

Nye remarque à juste titre que a) les Etats-Unis sont le pays qui possède de très loin la plus grande puissance fiduciaire et que b) la Chine, géant militaire et économique, n’en possède quasiment aucune hors de ses frontières. Leur puissance fiduciaire respective est à l’image du dollar et du yuan : le premier est accepté partout, le second n’est pas convertible et fonctionne uniquement sur le territoire national.

Cette comparaison n’est pas anodine. Roberto Quaglia[2] est l’un des rares à le souligner : le privilège exorbitant du dollar, qui contrairement aux autres monnaies peut être produit en quantités illimitées, est une pièce maîtresse du dispositif. Le soft power s’appuie beaucoup sur des avantages économiques offerts par le pays suzerain en compensation des entorses à la souveraineté des pays vassalisés ; c’est pourquoi il requiert des budgets immenses. Grâce au système du dollar-valeur-refuge, c’est le dollar qui finance la puissance militaire américaine, laquelle renforce le dollar, et ainsi de suite. C’est le dollar fort qui nourrit et consolide la domination quasi-absolue des USA sur le cinéma, les médias et l’internet mondiaux.

Mais la Chine, avec son excédent commercial, a accumulé une force de frappe financière non négligeable. Suffisante pour prétendre concurrencer son puissant rival. D’autre part, et contrairement au reste du monde, la Chine a eu soin de préserver une  parcelle de souveraineté nationale sur l’internet. Le monde entier s’est livré sans partage à Facebook, Twitter et Google, avant de découvrir un peu tard qu’il s’agit en réalité des interfaces ludiques de la NSA… La Chine a, par un protectionnisme ciblé, suscité l’émergence de champions nationaux capables, au moins sur le marché domestique, de résister au cyber-impérialisme. 

Force de frappe financière, souveraineté médiatique : la Chine dispose des outils de base pour devenir une superpuissance. Un potentiel qui reste peu ou mal exploité. Comme le formulent ces deux autres spécialistes, « l’examen des ressources de soft-power chinois comme sa culture, ses valeurs politiques et sa diplomatie, montre que, si le soft power chinois s’accroît, Beijing est confronté à des difficultés pour le traduire sous la forme de résultats recherchés dans sa politique étrangère »[3].

La Chine en a les moyens. En a-t-elle l’ambition ?

Dans une récente intervention à l’université Tsinghua de Beijing, Joseph Nye constatait que la Chine s’essaie depuis une dizaine d’années au soft power. L’ancien président Hu Jintao en avait fait l’une des priorités de sa présidence : ouverture de centaines d’instituts Confucius à l’étranger ; accueil de centaines de milliers d’étudiants étrangers par an ; opérations de prestige (conquête spatiale, JO de Pékin, Expo Universelle à Shanghai). Certains éléments plus importants encore sont bizarrement passés sous silence par Nye, comme le forcing de la diplomatie chinoise qui vise à résoudre tous ces petits conflits de voisinage qui empoisonnaient l’atmosphère régionale. 17 de ces disputes avec la Russie, le Vietnam, etc, sont désormais solutionnées officiellement. Il n’en reste plus qu’une demi-douzaine à résoudre, dont les îles Diaoyu/Senkaku.

L’offensive de charme se poursuit sous la présidence Xi : lutte anti-corruption, lutte anti-pollution, initiatives bilatérales et multilatérales, doivent peu à peu modifier l’image de la Chine dans le monde.

L’audio-visuel est largement mis à contribution. Avec 30 000 heures de séries télévisées par an, la Chine est devenue de loin le premier producteur mondial de soap opera. Des œuvres légères et amusantes qui se diffusent de mieux en mieux à l’international, notamment en Afrique, où ces contenus séduisent par leur prix raisonnable.

La Chine investit aussi dans le cinéma. Dans des œuvres visant à vulgariser et à glorifier la culture chinoise (Confucius, de Hu Mei, 2010 ou La fondation de la République, de Huang Jianxin, 2009). Devant le succès mitigé à l’international de ces superproductions, la Chine s’est lancée aussi dans des co-productions qui facilitent à ses films l’accès aux salles obscures étrangères (comme Le totem du loup de Jean-Jacques Annaud, 2014).
Diffuser une idéologie complète

Mais ces initiatives ne sont pas suffisantes : tant que la Chine se contentera de singer les recettes étasuniennes, tant qu’elle ne produira pas sa propre interprétation du monde, elle restera en position d’infériorité. Pour devenir une réelle superpuissance, la Chine doit former et faire accepter au monde une idéologie concurrente de celle des Etats-Unis.

Le soft power ne se base pas sur des faits, mais sur l’interprétation des faits. Le monde observe pour l’instant avec effarement ce paradoxe : multipliant les aventures militaires, sponsorisant des groupes terroristes, recourant sans vergogne à des agissements parfaitement illégaux (écoutes NSA, prisons ‘secrètes’, enlèvements et torture de suspects, attaques de drones sur territoires souverains, corruption et/ou assassinat de chefs d’Etat étrangers, etc), les Etats-Unis parviennent assez aisément à conserver leur rôle de garant des lois et des grands principes. L’opinion mondiale a largement accepté, depuis 2001, la notion que les Etats-Unis se sont affranchis du droit international et des conventions de Genève, alors que ceux-ci restent opposables au reste du monde. Depuis Wikileaks et l’affaire Snowden, on sait qu’ils usent assez librement de leurs lois nationales aussi. Une vérité qui coexiste bizarrement dans l’opinion mondiale avec l’idée que les USA sont le gendarme du monde.
C’est presque le contraire pour la Chine. Malgré son respect scrupuleux du droit international, sa politique de profil bas et de main tendue, elle ne parvient à s’attirer que critiques et suspicions de la part de la presse internationale. Néo-colonialisme, manipulation monétaire, protectionnisme, impérialisme, corruption : la presse démocratique fait sans cesse à la Chine le procès qu’elle n’ose pas faire aux USA.

La raison est que la puissance fiduciaire des Etats-Unis provient d’une habitude établie qu’aucun fait, aucun raisonnement logique, aucune constatation empirique, ne peut facilement entamer. « Formes religieuses que revêtent toutes les convictions des foules » écrit Gustave Le Bon[4]. C’est la croyance, le sentiment, l’impression, l’image qui gouvernent l’opinion mondiale ; toute tentative de combattre cette religion par la logique est vouée à l’échec.
Comme toujours il y a derrière cette spiritualité globale le professionnalisme sans faille et l’ambition formidable de personnels spécialisés. Pas de religion mondiale sans une Eglise puissante et structurée, faite d’ingénieurs des âmes et de gestionnaires des deniers, d’espions des consciences et de chefs militaires. Audacieux, disciplinés, compétents, solidaires. C’est l’infrastructure du soft-power qu’ont su mettre en place les Etats-Unis.
La domination mondiale des Etats-Unis sur l’information est quasi-monopolistique. Comme tous les monopoles, celui-ci traque avec la dernière énergie tout embryon de concurrence. Que ce soit la presse chinoise (« de propagande ») ou les « conspirationnistes », toute vérité alternative, toute information non américaine, est nécessairement considérée et disqualifiée comme une information « anti-américaine ». Une hérésie, un danger potentiel. L’équivalent d’une fausse monnaie pour une banque centrale.

Pour convaincre le monde que sa monnaie est aussi valable que celle de son rival, la Chine doit produire des résultats économiques tangibles. La recette des accords bilatéraux et de la construction d’infrastructures, appliquée à l’Afrique, commence à porter ses fruits. Plus récemment, une politique similaire a été mise en place vers l’Europe de l’Est, et c’est la même logique qui sous-tend l’initiative récente de la Ceinture et de la Route vers les pays de la Route de la Soie.  




Ces investissements à l’étranger peuvent contribuer à booster l’image du pays. Surtout, comme souligne Sameh El-Shahat, directeur de China-i Ltd, « Comme les gouvernements étrangers changent fréquemment, c’est avec les populations locales que les entreprises doivent maintenir de bonnes relations ». Un exemple de ce phénomène s’observe en Grèce, l’un des pays où les investissements chinois sont les plus élevés en proportion de la population. Selon une étude conduite par PEW Research Center en 2012, la Grèce est le seul pays de l’UE dont la population a une image majoritairement favorable de la Chine (56 % d’opinions favorables contre 35 % pour les USA). Un retournement de la tendance s’observe également dans le Royaume-Uni, premier récipiendaire des investissements chinois en Europe.

Vers une bipolarité apaisée

Un exemple récent de victoire du soft power chinois est le lancement de la Banque d’investissement pour les infrastructures en Asie centrale (AIIB), initiative à laquelle se sont associés près de trente pays, dont l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Au grand dam des Etats-Unis qui cherchent à consolider leurs alliés autour des véhicules traditionnels du FMI, de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement, et qui considèrent comme une trahison ce soutien européen à l’initiative chinoise. « Réfléchissez-y à deux fois, a enjoint le secrétaire du Trésor Jack Lew s’adressant aux Etats européens dans un discours au Congrès des Etats-Unis, avant de soutenir un projet qui va accroître le poids de la Chine dans les affaires mondiales ». Peser plus lourd dans les affaires du monde, se libérer de la tutelle parfois oppressante de Washington, c’est bien là ce qui motive les pays signataires, comme l’Inde ou la Russie, qui y voient des chances de faire avancer des projets dont ni le FMI, ni la Banque asiatique, contrôlés par les Etats-Unis et le Japon, ne veulent entendre parler.
Selon Gill Bates, l’Asie centrale comme l’Afrique cherchent désormais des solutions à leurs problèmes de développement auprès de la Chine plutôt qu’auprès du FMI. Le premier ministre indien Manmohan Singh a déclaré que la Chine était son modèle pour le développement économique, et l’ancien président Lula du Brésil a envoyé ses experts à Beijing pour étudier l’expérience chinoise[5].

On trouve des signes avant-coureurs d’un changement dans l’opinion publique mondiale également. Selon l’étude annuelle de la BBC et Globescan conduite dans 21 pays du monde, le solde des opinions positives et négatives sur la Chine, qui reste assez négatif aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest, est positif dans le reste du monde. La Chine est vue comme une force positive en Afrique, le continent qui a le plus bénéficié jusqu’ici de ses investissements[6].

L’observateur un peu attentif peut distinguer, là où Joseph Nye ne voit qu’un « retour sur investissement négligeable » et donc un échec patent, un effort ambitieux de soft power visant à promouvoir mondialement le « rêve chinois ». Des initiatives en apparence décousues s’imbriquent en réalité dans une stratégie mondiale.

On n’en est qu’aux petites escarmouches préparatoires. La mise en place d’une idéologie capable de séduire le reste du monde ne peut pas être une affaire rapide. « Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme des foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir. Aussi les foules sont-elles toujours, au point de vue des idées, en retard de plusieurs générations sur les savants et les philosophes »[7].
 
La Chine semble se diriger sans précipitation vers une « bipolarité tranquille ». A la différence de l’URSS pendant la guerre froide, elle ne produit pas d’idéologie alternative et ne cherche pas à convertir d’autres pays au socialisme qu’elle a choisi pour elle-même. A la différence des Etats-Unis, elle n’envahit pas de pays souverains ni ne cherche à en renverser les gouvernements. N’impose aucun embargo et aucune « sanction économique » à des pays tiers.

Une idée qui commence à faire son chemin. Selon une étude conduite en 2013 par Gallup qui a interrogé 64 000 personnes dans 65 pays, la population mondiale voit majoritairement les Etats-Unis et non la Chine ou la Russie comme la principale menace à la paix. Une prise de conscience très lente et progressive.

Convaincre le reste du monde de son absence de visées hégémoniques, voilà le premier objectif à long terme que devra atteindre le soft power chinois.
Le suivant sera de montrer que les bénéfices concrets de la coopération économique avec la Chine contrebalancent les différences idéologiques. Y parviendra-t-il ? L’effort de longue haleine, la progression à petits pas vers un objectif éloigné, sont des spécialités plus chinoises qu’étasuniennes. 


[1] Joseph Nye, Bound to lead : the changing nature of American power, 1990
[2] “Aller vers un monde multipolaire”, 5 février 2015
[3] Bates Gill and Yangzhong Huang « Sources and limits of China’s ‘soft power’ », 2006
[4] Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895)
[5] Gill Bates and Yanzhong Huang, « Sources and limits of the Chinese “soft power” » 2006
[6] Globescan 2014, 25 000 personnes interrogées dans 21 pays, publié par la BBC.

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