(reproduction d'un article à paraître dans La Chine au Présent de mai 2015)
La Chine sera-t-elle ou non la puissance
dominante du XXIè siècle ?
Certains croient l’affaire entendue. En
réalité, deux écoles de pensée s’affrontent très sérieusement aux USA et
ailleurs. Il y a ceux qui disent que la Chine qui vient de dépasser les USA en
PIB à parité de pouvoir d’achat va les dépasser en PIB brut vers 2030 et que
donc, avec son armée modernisée, membre du club nucléaire, membre permanent du
Conseil de sécurité de l’ONU, la Chine va sans aucun doute disputer aux USA le leadership
mondial, comme l’URSS à l’époque. Et il y a ceux qui disent que certes, tout
cela est très probable, mais que justement l’URSS n’a jamais été réellement en
position de dominer le monde.
La
superpuissance n’est pas seulement une affaire de force armée et de poids
économique. Le troisième élément indispensable est la force de frappe
idéologique. La capacité de formuler et d’imposer au reste du monde sa propre
idéologie, de lui faire accepter comme siens ses objectifs.
Joseph Nye, professeur et doyen à Harvard, a
le premier formulé dans un article[1],
puis développé dans un livre paru en 1990, le concept de soft power, que
je traduis en français par puissance fiduciaire. Le pouvoir qu’a un pays
de séduire l’opinion mondiale pour faire plier les dirigeants des pays et les
obliger à agir en fonction de ses intérêts. En principe sans recours à la
violence (d’où l’adjectif soft)… cependant l’existence d’une force
(militaire, économique) et la menace de mesures de coercition, ouvertes ou au
contraire secrètes (embargo, invasion, financement de mouvements séparatistes,
soutien logistique à des groupes rebelles, etc), ajoutent évidemment du poids
aux arguments.
Nye remarque à juste titre que a) les Etats-Unis
sont le pays qui possède de très loin la plus grande puissance fiduciaire et
que b) la Chine, géant militaire et économique, n’en possède quasiment aucune
hors de ses frontières. Leur puissance fiduciaire respective est à l’image du
dollar et du yuan : le premier est accepté partout, le second n’est pas
convertible et fonctionne uniquement sur le territoire national.
Cette
comparaison n’est pas anodine. Roberto Quaglia[2]
est l’un des rares à le souligner : le privilège exorbitant du dollar, qui
contrairement aux autres monnaies peut être produit en quantités illimitées,
est une pièce maîtresse du dispositif. Le soft power s’appuie beaucoup sur des
avantages économiques offerts par le pays suzerain en compensation des entorses
à la souveraineté des pays vassalisés ; c’est pourquoi il requiert des
budgets immenses. Grâce au système du dollar-valeur-refuge, c’est le dollar qui
finance la puissance militaire américaine, laquelle renforce le dollar, et
ainsi de suite. C’est le dollar fort qui nourrit et consolide la domination
quasi-absolue des USA sur le cinéma, les médias et l’internet mondiaux.
Mais
la Chine, avec son excédent commercial, a accumulé une force de frappe
financière non négligeable. Suffisante pour prétendre concurrencer son puissant
rival. D’autre part, et contrairement au reste du monde, la Chine a eu soin de
préserver une parcelle de souveraineté
nationale sur l’internet. Le monde entier s’est livré sans partage à Facebook,
Twitter et Google, avant de découvrir un peu tard qu’il s’agit en réalité des interfaces
ludiques de la NSA… La Chine a, par un protectionnisme ciblé, suscité
l’émergence de champions nationaux capables, au moins sur le marché domestique,
de résister au cyber-impérialisme.
Force de frappe financière, souveraineté
médiatique : la Chine dispose des outils de base pour devenir une
superpuissance. Un potentiel qui reste peu ou mal exploité. Comme le formulent
ces deux autres spécialistes, « l’examen des ressources de soft-power
chinois comme sa culture, ses valeurs politiques et sa diplomatie, montre que,
si le soft power chinois s’accroît, Beijing est confronté à des difficultés
pour le traduire sous la forme de résultats recherchés dans sa politique
étrangère »[3].
La Chine en a les moyens. En
a-t-elle l’ambition ?
Dans
une récente intervention à l’université Tsinghua de Beijing, Joseph Nye constatait
que la Chine s’essaie depuis une dizaine d’années au soft power.
L’ancien président Hu Jintao en avait fait l’une des priorités de sa
présidence : ouverture de centaines d’instituts Confucius à
l’étranger ; accueil de centaines de milliers d’étudiants étrangers par
an ; opérations de prestige (conquête spatiale, JO de Pékin, Expo
Universelle à Shanghai). Certains éléments plus importants encore sont
bizarrement passés sous silence par Nye, comme le forcing de la diplomatie
chinoise qui vise à résoudre tous ces petits conflits de voisinage qui
empoisonnaient l’atmosphère régionale. 17 de ces disputes avec la Russie, le
Vietnam, etc, sont désormais solutionnées officiellement. Il n’en reste plus
qu’une demi-douzaine à résoudre, dont les îles Diaoyu/Senkaku.
L’offensive
de charme se poursuit sous la présidence Xi : lutte anti-corruption, lutte
anti-pollution, initiatives bilatérales et multilatérales, doivent peu à peu
modifier l’image de la Chine dans le monde.
L’audio-visuel
est largement mis à contribution. Avec 30 000 heures de séries télévisées
par an, la Chine est devenue de loin le premier producteur mondial de soap
opera. Des œuvres légères et amusantes qui se diffusent de mieux en mieux à
l’international, notamment en Afrique, où ces contenus séduisent par leur prix
raisonnable.
La
Chine investit aussi dans le cinéma. Dans des œuvres visant à vulgariser et à
glorifier la culture chinoise (Confucius, de Hu Mei, 2010 ou La
fondation de la République, de Huang Jianxin, 2009). Devant le succès
mitigé à l’international de ces superproductions, la Chine s’est lancée aussi
dans des co-productions qui facilitent à ses films l’accès aux salles obscures étrangères
(comme Le totem du loup de Jean-Jacques Annaud, 2014).
Diffuser
une idéologie complète
Mais ces initiatives ne sont pas suffisantes : tant
que la Chine se contentera de singer les recettes étasuniennes, tant qu’elle ne
produira pas sa propre interprétation du monde, elle restera en position
d’infériorité. Pour devenir une réelle superpuissance, la Chine doit former et
faire accepter au monde une idéologie concurrente de celle des Etats-Unis.
Le soft power ne se base pas sur des faits, mais sur
l’interprétation des faits. Le monde observe pour l’instant avec effarement ce
paradoxe : multipliant
les aventures militaires, sponsorisant des groupes terroristes, recourant sans
vergogne à des agissements parfaitement illégaux (écoutes NSA, prisons
‘secrètes’, enlèvements et torture de suspects, attaques de drones sur
territoires souverains, corruption et/ou assassinat de chefs d’Etat étrangers,
etc), les Etats-Unis parviennent assez aisément à conserver leur rôle de garant
des lois et des grands principes. L’opinion mondiale a largement accepté,
depuis 2001, la notion que les Etats-Unis se sont affranchis du droit international
et des conventions de Genève, alors que ceux-ci restent opposables au reste du
monde. Depuis Wikileaks et l’affaire Snowden, on sait qu’ils usent assez
librement de leurs lois nationales aussi. Une vérité qui coexiste bizarrement
dans l’opinion mondiale avec l’idée que les USA sont le gendarme du monde.
C’est presque le contraire pour la Chine.
Malgré son respect scrupuleux du droit international, sa politique de profil
bas et de main tendue, elle ne parvient à s’attirer que critiques et suspicions
de la part de la presse internationale. Néo-colonialisme, manipulation
monétaire, protectionnisme, impérialisme, corruption : la presse
démocratique fait sans cesse à la Chine le procès qu’elle n’ose pas faire aux
USA.
La raison est
que la puissance fiduciaire des Etats-Unis provient d’une habitude établie
qu’aucun fait, aucun raisonnement logique, aucune constatation empirique, ne peut
facilement entamer. « Formes religieuses que revêtent toutes les
convictions des foules » écrit Gustave Le Bon[4].
C’est la croyance, le sentiment, l’impression, l’image qui gouvernent l’opinion
mondiale ; toute tentative de combattre cette religion par la logique est
vouée à l’échec.
Comme toujours
il y a derrière cette spiritualité globale le professionnalisme sans faille et
l’ambition formidable de personnels spécialisés. Pas de religion mondiale sans
une Eglise puissante et structurée, faite d’ingénieurs des âmes et de
gestionnaires des deniers, d’espions des consciences et de chefs militaires.
Audacieux, disciplinés, compétents, solidaires. C’est l’infrastructure du
soft-power qu’ont su mettre en place les Etats-Unis.
La
domination mondiale des Etats-Unis sur l’information est quasi-monopolistique.
Comme tous les monopoles, celui-ci traque avec la dernière énergie tout embryon
de concurrence. Que ce soit la presse chinoise (« de propagande ») ou
les « conspirationnistes », toute vérité alternative, toute
information non américaine, est nécessairement considérée et disqualifiée comme
une information « anti-américaine ». Une hérésie, un danger
potentiel. L’équivalent d’une fausse monnaie pour une banque centrale.
Pour
convaincre le monde que sa monnaie est aussi valable que celle de son rival, la
Chine doit produire des résultats économiques tangibles. La recette des accords
bilatéraux et de la construction d’infrastructures, appliquée à l’Afrique,
commence à porter ses fruits. Plus récemment, une politique similaire a été
mise en place vers l’Europe de l’Est, et c’est la même logique qui sous-tend
l’initiative récente de la Ceinture et de la Route vers les pays de la Route de
la Soie.
Ces
investissements à l’étranger peuvent contribuer à booster l’image du pays. Surtout,
comme souligne Sameh El-Shahat, directeur de China-i Ltd, « Comme les
gouvernements étrangers changent fréquemment, c’est avec les populations
locales que les entreprises doivent maintenir de bonnes relations ». Un
exemple de ce phénomène s’observe en Grèce, l’un des pays où les investissements
chinois sont les plus élevés en proportion de la population. Selon une étude
conduite par PEW Research Center en 2012, la Grèce est le seul pays de l’UE dont
la population a une image majoritairement favorable de la Chine (56 % d’opinions
favorables contre 35 % pour les USA). Un retournement de la tendance s’observe
également dans le Royaume-Uni, premier récipiendaire des investissements
chinois en Europe.
Vers une bipolarité apaisée
Un
exemple récent de victoire du soft power chinois est le lancement de la Banque
d’investissement pour les infrastructures en Asie centrale (AIIB), initiative à
laquelle se sont associés près de trente pays, dont l’Allemagne, la France et
le Royaume-Uni. Au grand dam des Etats-Unis qui cherchent à consolider leurs
alliés autour des véhicules traditionnels du FMI, de la Banque mondiale et de
la Banque asiatique de développement, et qui considèrent comme une trahison ce
soutien européen à l’initiative chinoise. « Réfléchissez-y à deux fois, a
enjoint le secrétaire du Trésor Jack
Lew s’adressant aux Etats européens dans un discours au Congrès des Etats-Unis,
avant de soutenir un projet qui va accroître le poids de la Chine dans les
affaires mondiales ». Peser plus lourd dans les affaires du monde, se
libérer de la tutelle parfois oppressante de Washington, c’est bien là ce qui
motive les pays signataires, comme l’Inde ou la Russie, qui y voient des
chances de faire avancer des projets dont ni le FMI, ni la Banque asiatique,
contrôlés par les Etats-Unis et le Japon, ne veulent entendre parler.
Selon
Gill Bates, l’Asie centrale comme l’Afrique cherchent désormais des solutions à
leurs problèmes de développement auprès de la Chine plutôt qu’auprès du FMI. Le
premier ministre indien Manmohan Singh a déclaré que la Chine était son modèle
pour le développement économique, et l’ancien président Lula du Brésil a envoyé
ses experts à Beijing pour étudier l’expérience chinoise[5].
On
trouve des signes avant-coureurs d’un changement dans l’opinion publique
mondiale également. Selon l’étude annuelle de la BBC et Globescan conduite dans
21 pays du monde, le solde des opinions positives et négatives sur la Chine,
qui reste assez négatif aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest, est positif
dans le reste du monde. La Chine est vue comme une force positive en Afrique,
le continent qui a le plus bénéficié jusqu’ici de ses investissements[6].
L’observateur
un peu attentif peut distinguer, là où Joseph Nye ne voit qu’un « retour
sur investissement négligeable » et donc un échec patent, un effort
ambitieux de soft power visant à promouvoir mondialement le « rêve
chinois ». Des initiatives en apparence décousues s’imbriquent en réalité
dans une stratégie mondiale.
On
n’en est qu’aux petites escarmouches préparatoires. La mise en place d’une
idéologie capable de séduire le reste du monde ne peut pas être une affaire
rapide. « Il leur faut
bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme des foules, mais il ne
leur faut pas moins de temps pour en sortir. Aussi les foules sont-elles
toujours, au point de vue des idées, en retard de plusieurs générations sur les
savants et les philosophes »[7].
La
Chine semble se diriger sans précipitation vers une « bipolarité
tranquille ». A la différence de l’URSS pendant la guerre froide, elle ne
produit pas d’idéologie alternative et ne cherche pas à convertir d’autres pays
au socialisme qu’elle a choisi pour elle-même. A la différence des Etats-Unis,
elle n’envahit pas de pays souverains ni ne cherche à en renverser les
gouvernements. N’impose aucun embargo et aucune « sanction
économique » à des pays tiers.
Une idée qui
commence à faire son chemin. Selon une étude conduite en 2013 par Gallup qui a
interrogé 64 000 personnes dans 65 pays, la population mondiale voit majoritairement
les Etats-Unis et non la Chine ou la Russie comme la principale menace à la
paix. Une prise de conscience très lente et progressive.
Convaincre
le reste du monde de son absence de visées hégémoniques, voilà le premier
objectif à long terme que devra atteindre le soft power chinois.
Le
suivant sera de montrer que les bénéfices concrets de la coopération économique
avec la Chine contrebalancent les différences idéologiques. Y
parviendra-t-il ? L’effort de longue haleine, la progression à petits pas
vers un objectif éloigné, sont des spécialités plus chinoises qu’étasuniennes.
[1] Joseph Nye, Bound to lead :
the changing nature of American power, 1990
[2] “Aller vers un monde multipolaire”, 5
février 2015
[3] Bates Gill and Yangzhong Huang
« Sources and limits of China’s ‘soft power’ », 2006
[4] Gustave Le Bon, Psychologie des
foules (1895)
[6] Globescan 2014, 25 000
personnes interrogées dans 21 pays, publié par la BBC.
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