De même que les
modes vestimentaires, les modes de pensée économique suivent une évolution
cyclique. Parmi les économistes spécialisés dans les questions du développement,
le débat fait rage entre partisans du consensus de Washington et leurs
adversaires, les supporters du consensus de Pékin.
On parle depuis
1989 du Consensus de Washington pour décrire le « livre de recettes du
développement économique » promu par les institutions basées à Washington,
aux Etats-Unis : le FMI, la Banque mondiale et le Département américain du
Trésor. Nous devons cette expression à l’économiste britannique John Williamson
qui travaillait à l’époque au sein de l’Institute for International Economics,
un think-tank basé lui aussi à
Washington.
C’est lui qui a
codifié en dix points principaux les conditions imposées par ces institutions aux
dirigeants des pays en développement en échange de crédits et d’aides au
développement : il s’agit principalement de la rigueur fiscale et
budgétaire, de l’abandon des subventions de l’Etat à la plupart des secteurs
économiques, de la privatisation des entreprises d’Etat, de l’abandon des taux
de change fixe, de la dérégulation de l’économie, de l’abandon de toutes les
formes de protectionnisme, etc.
Des recettes qui
furent appliquées à la plupart des pays du Tiers-monde, en Amérique du Sud, en
Afrique et en Asie, dans les années 1980 et 1990, avec des résultats mitigés.
Dans de nombreux pays, elles ont effectivement apporté la croissance
économique, mais souvent au prix d’une explosion de la dette, de plus fortes inégalités
et d’une grande instabilité sociale. En outre, des crises financières
imprévisibles ont secoué ces pays et se sont propagées dans des régions
entières, en Amérique latine d’abord avec la crise de la dette au Mexique (1994),
puis en Asie du Sud-Est avec la crise boursière de Thaïlande (1997).
Dès les années 90,
de nombreux auteurs firent entendre leurs doutes et leurs critiques sur cette
approche « standard » qui donnait des résultats si divergents. Joseph
Stiglitz, futur prix Nobel d’économie et économiste en chef de la Banque
mondiale, critiqua vertement le traitement de la crise de la dette appliqué par
le FMI en Russie et son rôle dans le crash financier en Asie. Moses Naim,
rédacteur en chef du magazine Foreign Policy, publiait en 1999 un article
intitulé Consensus or confusion ?
dans lequel il passait en revue les forces et les faiblesses du Consensus, concluant
que cette « thérapie de choc » comprenait « trop de choc et pas
assez de thérapie ». La critique la plus stridente, sinon la plus
constructive, fut celle de Naomi Klein, théoricienne canadienne, dans son
pamphlet Shock doctrine paru en 2007.
Force est de le constater : l’orthodoxie économique appliquée depuis
trente ans n’est pas validée par la pratique. En fait de consensus, on a
aujourd’hui un débat houleux… sauf dans les couloirs feutrés de Washington. Le
FMI, désormais sous la direction de Mme Lagarde, continue imperturbablement de
proposer ces mêmes recettes aux pays frappés par la crise économique, comme on
l’a vu récemment en Grèce.
On peut résumer les
critiques les plus récurrentes en disant que les recettes de la Banque mondiale
et du FMI ont eu le tort d’essayer de redresser brutalement les indicateurs-clé
plutôt que de proposer une stratégie de progrès graduels. La première phase des
réformes est souvent concentrée sur ce que Moses Naim appelle les mesures « difficiles
à décider mais faciles à réaliser » : abandonner les changes fixes,
ouvrir les frontières au capital et aux biens étrangers, déréguler l’économie. Des
remèdes de cheval qui déstabilisent durablement l’économie sans forcément apporter
des progrès immédiats. La seconde phase de la réforme se contente souvent de traiter
les symptômes plutôt que les causes, parce que les tâches à accomplir sont
immenses et demandent la participation d’un grand nombre de parties prenantes,
administration, ministères, collectivités locales, qui ne partagent pas toutes
la même vision. En outre, le mécontentement des couches de la population
frappées par le chômage ou l’hyperinflation rend explosive la situation sociale.
Une amère potion qui
n’a jamais été goûtée par ses auteurs, même lors de la crise financière de
2008, où elles auraient en bonne logique dû s’appliquer. Confrontés aux
malheurs qui avaient frappé leurs protégés quelques années plus tôt, Américains
et Européens ont hésité à s’administrer le traitement qu’ils avaient pourtant
prescrit et continuaient de prescrire au reste du monde. « Faites ce que
je dis, ne faites pas ce que je fais » : on peut dire que 2008 signe
le décès du Consensus de Washington.
Malgré d’indéniables
succès d’estime, les recettes du FMI et de la Banque mondiale eurent bientôt du
mal à soutenir la comparaison avec la croissance chinoise. Alors que les
progrès économiques restaient incertains et parcellaires, et que des crises
soudaines et incontrôlables venaient parfois balayer en quelques jours des
années de patients efforts budgétaires, la croissance chinoise restait forte et
surtout d’une insolente régularité.
Le consensus fait
désormais place à un débat passionné : fix or float (taux de change fixe
ou flottant pour la monnaie nationale), deflate or reflate (déflation ou
inflation), contrôle ou non de la sortie des capitaux, ont chacun leurs adeptes
et leurs adversaires farouches. Alors que le FMI s’efforçait dans tous les pays
de réduire le rôle de l’Etat et que presque tout le monde s’accordait à voir
dans l’Etat trop fort la source des problèmes, certains se mirent à observer qu’en
Chine, la croissance est au contraire pilotée par un Etat fort qui s’applique à
stabiliser, prévoir, planifier, soutenir, réglementer. Avec des résultats
indéniablement meilleurs.
On parle
désormais du Consensus de Pékin, une expression de l’économiste américain
Joshua Cooper Ramo qui décrit la recette de développement chinoise. Une
approche qui est à celle de Washington ce que la médecine chinoise est à la
médecine occidentale.
Comme le souligne
Mme Yueh, correspondante de la BBC World news pour les questions économiques, on ne peut pas opposer radicalement le Consensus
de Pékin à celui de Washington. Les lois de l’économie sont universelles, et
les deux modèles se rejoignent sur bien des points. Privatisation,
industrialisation, réforme agraire et fiscale, tous ces éléments sont communs
aux deux approches. Deux différences cependant : l’ordre et le degré.
L’approche
chinoise donne la priorité aux infrastructures et à l’investissement, remettant
les changements structurels à plus tard ; lorsque l’on en arrive aux
réformes structurelles, elle privilégie une approche mesurée et progressive, une
politique des petits pas, basée sur des essais à petite échelle, des
ajustements validés par la pratique. Résultat : au lieu d’être
radicalement déstabilisées, la société et l’économie parviennent à s’adapter.
On évite le chômage de masse et l’explosion des inégalités souvent observés
dans d’autres pays.
C’est que contrairement
à son homologue américain, le consensus de Pékin est né de la pratique. La
politique économique chinoise qui « tâte les rochers sous l’eau pour
passer le gué ». Les résultats sont là : alors que les pays du
Consensus de Washington sont passés ces trois dernières décennies par des hauts
et des bas spectaculaires, la Chine a poursuivi un développement stable et
prometteur. Un modèle qui rallie de plus en plus de décideurs dans les pays en
développement.
Plutôt que d’opposer
les deux écoles de pensée, considérons le Consensus de Pékin comme une
modernisation de celui de Washington. Une adaptation aux réalités observées. Le
consensus de Pékin vient au secours de celui de Washington, lui propose un
second souffle et des idées nouvelles.
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