lundi 27 avril 2015

Pékin au secours du consensus de Washington


De même que les modes vestimentaires, les modes de pensée économique suivent une évolution cyclique. Parmi les économistes spécialisés dans les questions du développement, le débat fait rage entre partisans du consensus de Washington et leurs adversaires, les supporters du consensus de Pékin.


On parle depuis 1989 du Consensus de Washington pour décrire le « livre de recettes du développement économique » promu par les institutions basées à Washington, aux Etats-Unis : le FMI, la Banque mondiale et le Département américain du Trésor. Nous devons cette expression à l’économiste britannique John Williamson qui travaillait à l’époque au sein de l’Institute for International Economics, un think-tank basé lui aussi à Washington.


C’est lui qui a codifié en dix points principaux les conditions imposées par ces institutions aux dirigeants des pays en développement en échange de crédits et d’aides au développement : il s’agit principalement de la rigueur fiscale et budgétaire, de l’abandon des subventions de l’Etat à la plupart des secteurs économiques, de la privatisation des entreprises d’Etat, de l’abandon des taux de change fixe, de la dérégulation de l’économie, de l’abandon de toutes les formes de protectionnisme, etc.


Des recettes qui furent appliquées à la plupart des pays du Tiers-monde, en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie, dans les années 1980 et 1990, avec des résultats mitigés. Dans de nombreux pays, elles ont effectivement apporté la croissance économique, mais souvent au prix d’une explosion de la dette, de plus fortes inégalités et d’une grande instabilité sociale. En outre, des crises financières imprévisibles ont secoué ces pays et se sont propagées dans des régions entières, en Amérique latine d’abord avec la crise de la dette au Mexique (1994), puis en Asie du Sud-Est avec la crise boursière de Thaïlande (1997).





Dès les années 90, de nombreux auteurs firent entendre leurs doutes et leurs critiques sur cette approche « standard » qui donnait des résultats si divergents. Joseph Stiglitz, futur prix Nobel d’économie et économiste en chef de la Banque mondiale, critiqua vertement le traitement de la crise de la dette appliqué par le FMI en Russie et son rôle dans le crash financier en Asie. Moses Naim, rédacteur en chef du magazine Foreign Policy, publiait en 1999 un article intitulé Consensus or confusion ? dans lequel il passait en revue les forces et les faiblesses du Consensus, concluant que cette « thérapie de choc » comprenait « trop de choc et pas assez de thérapie ». La critique la plus stridente, sinon la plus constructive, fut celle de Naomi Klein, théoricienne canadienne, dans son pamphlet Shock doctrine paru en 2007. Force est de le constater : l’orthodoxie économique appliquée depuis trente ans n’est pas validée par la pratique. En fait de consensus, on a aujourd’hui un débat houleux… sauf dans les couloirs feutrés de Washington. Le FMI, désormais sous la direction de Mme Lagarde, continue imperturbablement de proposer ces mêmes recettes aux pays frappés par la crise économique, comme on l’a vu récemment en Grèce.


On peut résumer les critiques les plus récurrentes en disant que les recettes de la Banque mondiale et du FMI ont eu le tort d’essayer de redresser brutalement les indicateurs-clé plutôt que de proposer une stratégie de progrès graduels. La première phase des réformes est souvent concentrée sur ce que Moses Naim appelle les mesures « difficiles à décider mais faciles à réaliser » : abandonner les changes fixes, ouvrir les frontières au capital et aux biens étrangers, déréguler l’économie. Des remèdes de cheval qui déstabilisent durablement l’économie sans forcément apporter des progrès immédiats. La seconde phase de la réforme se contente souvent de traiter les symptômes plutôt que les causes, parce que les tâches à accomplir sont immenses et demandent la participation d’un grand nombre de parties prenantes, administration, ministères, collectivités locales, qui ne partagent pas toutes la même vision. En outre, le mécontentement des couches de la population frappées par le chômage ou l’hyperinflation rend explosive la situation sociale.
 



Une amère potion qui n’a jamais été goûtée par ses auteurs, même lors de la crise financière de 2008, où elles auraient en bonne logique dû s’appliquer. Confrontés aux malheurs qui avaient frappé leurs protégés quelques années plus tôt, Américains et Européens ont hésité à s’administrer le traitement qu’ils avaient pourtant prescrit et continuaient de prescrire au reste du monde. « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais » : on peut dire que 2008 signe le décès du Consensus de Washington.


Malgré d’indéniables succès d’estime, les recettes du FMI et de la Banque mondiale eurent bientôt du mal à soutenir la comparaison avec la croissance chinoise. Alors que les progrès économiques restaient incertains et parcellaires, et que des crises soudaines et incontrôlables venaient parfois balayer en quelques jours des années de patients efforts budgétaires, la croissance chinoise restait forte et surtout d’une insolente régularité.


Le consensus fait désormais place à un débat passionné : fix or float (taux de change fixe ou flottant pour la monnaie nationale), deflate or reflate (déflation ou inflation), contrôle ou non de la sortie des capitaux, ont chacun leurs adeptes et leurs adversaires farouches. Alors que le FMI s’efforçait dans tous les pays de réduire le rôle de l’Etat et que presque tout le monde s’accordait à voir dans l’Etat trop fort la source des problèmes, certains se mirent à observer qu’en Chine, la croissance est au contraire pilotée par un Etat fort qui s’applique à stabiliser, prévoir, planifier, soutenir, réglementer. Avec des résultats indéniablement meilleurs.


On parle désormais du Consensus de Pékin, une expression de l’économiste américain Joshua Cooper Ramo qui décrit la recette de développement chinoise. Une approche qui est à celle de Washington ce que la médecine chinoise est à la médecine occidentale.

Comme le souligne Mme Yueh, correspondante de la BBC World news pour les questions économiques,  on ne peut pas opposer radicalement le Consensus de Pékin à celui de Washington. Les lois de l’économie sont universelles, et les deux modèles se rejoignent sur bien des points. Privatisation, industrialisation, réforme agraire et fiscale, tous ces éléments sont communs aux deux approches. Deux différences cependant : l’ordre et le degré. 

L’approche chinoise donne la priorité aux infrastructures et à l’investissement, remettant les changements structurels à plus tard ; lorsque l’on en arrive aux réformes structurelles, elle privilégie une approche mesurée et progressive, une politique des petits pas, basée sur des essais à petite échelle, des ajustements validés par la pratique. Résultat : au lieu d’être radicalement déstabilisées, la société et l’économie parviennent à s’adapter. On évite le chômage de masse et l’explosion des inégalités souvent observés dans d’autres pays.

C’est que contrairement à son homologue américain, le consensus de Pékin est né de la pratique. La politique économique chinoise qui « tâte les rochers sous l’eau pour passer le gué ». Les résultats sont là : alors que les pays du Consensus de Washington sont passés ces trois dernières décennies par des hauts et des bas spectaculaires, la Chine a poursuivi un développement stable et prometteur. Un modèle qui rallie de plus en plus de décideurs dans les pays en développement.

Plutôt que d’opposer les deux écoles de pensée, considérons le Consensus de Pékin comme une modernisation de celui de Washington. Une adaptation aux réalités observées. Le consensus de Pékin vient au secours de celui de Washington, lui propose un second souffle et des idées nouvelles.

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