vendredi 18 septembre 2015

Un dragon et une chimère





La puissance symbolique du dragon serait-elle de nature à illustrer, voire même à combler, le fossé idéologique qui sépare l’Occident de la Chine ?

Dans l’imaginaire occidental, le mal est volontiers symbolisé par un dragon. La calamité qui frappe et qui doit être vaincue prend souvent les traits d’un monstre immense, reptilien, redoutable par sa force destructrice et plus encore par son absence de sentiment. Le caractère maléfique et dangereux du dragon des légendes est souvent renforcé par des pouvoirs surnaturels tels que la capacité de voler, celle de cracher du feu ou encore de voir repousser les têtes qu’on lui coupe. Depuis Saint Georges terrassant le monstre jusqu’à Siegfried qui se baigne dans le sang du dragon vaincu pour devenir comme lui quasi-invulnérable, l’Europe s’est bercée d’histoires de héros affrontant, pour le vaincre dans un corps à corps épique, un mal absolu qui semble d’abord invincible.

Cette symbolique est plus actuelle que l’on ne croit. Comme au temps des croisades, l’Occident se voit volontiers en pourfendeur de dragons, se rêve souvent en train d’endosser (avec une calme résignation) son armure et de lutter (avec un courage imperturbable) contre les forces du mal. Le terrorisme est ainsi comparé à une hydre, puisqu’effectivement, ses têtes repoussent, et des chefs nouveaux, toujours plus laids et plus pervers, viennent remplacer ceux que nos drones abattent. On aime le fantasmer en créature géante, laide, brutale, dépourvue de sentiment, dont la destruction est aussi difficile matériellement que légitime moralement. Cette posture idéologique de « héros pourfendeur » est si profondément ancrée qu’on ne trouve personne ou presque pour en dénoncer l’absurdité. 

Nietzsche l’a dit et il faut le redire : « Celui qui combat les monstres doit prendre garde à n’en point devenir un lui-même ». Bien sûr, tout être raisonnable comprend facilement que le monstre que l’on combat avec un tel déchaînement de violence est une chimère, une figure projetée destinée à faire peur puis à être vaincue, un faire-valoir pour les Matamore qui convoitent le cœur des princesses. La difficulté qu’il y a à vaincre est là pour justifier les sacrifices (budgétaires, humains), tandis que la méchanceté absolue de l’adversaire est là pour justifier les inévitables entorses à la morale, à la justice et aux principes affichés qui accompagnent la lutte.

On applique cette même symbolique à la Chine, dont la puissance militaire et économique sans cesse plus immense effraie les Siegfried occidentaux. Une fois de plus, l’Occident se bat les flancs, sonne des trompes et mobilise ses vaillants partisans, s’apprête à livrer un combat sans merci… victorieux, bien sûr, mais seulement au prix de destructions et de sacrifices immenses. Hollywood, la corrida, sont remplis de ces affrontements aussi manichéens que scénarisés où les forces du mal  s'appliquent si magnifiquement à mériter les huées du public démocratique qu'on se croirait dans ces fameuses (et prophétiques) "minutes de haine" d'Orwell !

Mais le dragon chinois n’est pas celui que voient les Occidentaux. Pas le mal incarné, pas ce concentré de dangerosité, pas cet ennemi rêvé dont le preux chevalier tombe amoureux au premier coup d’œil, cet anti-héros idéalement laid et puissant, juste assez invincible pour déchaîner de magnifiques passions héroïques, juste assez vulnérable pour finalement succomber spectaculairement.

Si les Occidentaux se voient sans cesse en Siegfried, les Chinois s’imaginent volontiers en dragon. Le malentendu est dès lors facile à identifier et à désamorcer : si au lieu de s’élancer, mû par un viril instinct de destruction de l’Autre, Siegfried avait su le chinois, il aurait pu dialoguer et trouver un terrain d’entente...

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