La puissance symbolique du dragon
serait-elle de nature à illustrer, voire même à combler, le fossé idéologique
qui sépare l’Occident de la Chine ?
Dans l’imaginaire occidental, le mal
est volontiers symbolisé par un dragon. La calamité qui frappe et qui doit être
vaincue prend souvent les traits d’un monstre immense, reptilien, redoutable par
sa force destructrice et plus encore par son absence de sentiment. Le caractère
maléfique et dangereux du dragon des légendes est souvent renforcé par des
pouvoirs surnaturels tels que la capacité de voler, celle de cracher du feu ou encore
de voir repousser les têtes qu’on lui coupe. Depuis Saint Georges terrassant le
monstre jusqu’à Siegfried qui se baigne dans le sang du dragon vaincu pour
devenir comme lui quasi-invulnérable, l’Europe s’est bercée d’histoires de
héros affrontant, pour le vaincre dans un corps à corps épique, un mal absolu
qui semble d’abord invincible.
Cette symbolique est plus actuelle
que l’on ne croit. Comme au temps des croisades, l’Occident se voit volontiers
en pourfendeur de dragons, se rêve souvent en train d’endosser (avec une calme
résignation) son armure et de lutter (avec un courage imperturbable) contre les
forces du mal. Le terrorisme est ainsi comparé à une hydre, puisqu’effectivement,
ses têtes repoussent, et des chefs nouveaux, toujours plus laids et plus
pervers, viennent remplacer ceux que nos drones abattent. On aime le fantasmer
en créature géante, laide, brutale, dépourvue de sentiment, dont la destruction
est aussi difficile matériellement que légitime moralement. Cette posture
idéologique de « héros pourfendeur » est si profondément ancrée qu’on
ne trouve personne ou presque pour en dénoncer l’absurdité.
Nietzsche l’a dit et il faut le
redire : « Celui qui combat les monstres doit prendre garde à n’en
point devenir un lui-même ». Bien sûr, tout être raisonnable comprend
facilement que le monstre que l’on combat avec un tel déchaînement de violence
est une chimère, une figure projetée destinée à faire peur puis à être vaincue,
un faire-valoir pour les Matamore qui convoitent le cœur des princesses. La
difficulté qu’il y a à vaincre est là pour justifier les sacrifices
(budgétaires, humains), tandis que la méchanceté absolue de l’adversaire est là
pour justifier les inévitables entorses à la morale, à la justice et aux principes
affichés qui accompagnent la lutte.
On applique cette même symbolique à
la Chine, dont la puissance militaire et économique sans cesse plus immense
effraie les Siegfried occidentaux. Une fois de plus, l’Occident se bat les
flancs, sonne des trompes et mobilise ses vaillants partisans, s’apprête à
livrer un combat sans merci… victorieux, bien sûr, mais seulement au prix de
destructions et de sacrifices immenses. Hollywood, la corrida, sont remplis de
ces affrontements aussi manichéens que scénarisés où les forces du mal s'appliquent si magnifiquement à mériter les huées du public démocratique qu'on se croirait dans ces fameuses (et prophétiques) "minutes de haine" d'Orwell !
Mais le dragon chinois n’est pas
celui que voient les Occidentaux. Pas le mal incarné, pas ce concentré de
dangerosité, pas cet ennemi rêvé dont le preux chevalier tombe amoureux au
premier coup d’œil, cet anti-héros idéalement laid et puissant, juste assez
invincible pour déchaîner de magnifiques passions héroïques, juste assez
vulnérable pour finalement succomber spectaculairement.
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